ENTRETIEN AVEC CAROL J. ADAMS
Carol J. Adams par Jo-Anne McArthur
Vivant en territoire rural, j’entends les coups de fusil depuis mon jardin pendant la saison de la chasse. Toute l’année, je vois mes voisines, les vaches, monter dans les camions pour l’abattoir. Je vois leurs regards. Elles sont si proches que depuis ma fenêtre ouverte, j’entends leur souffle. Je vois aussi les corps de renards, de ratons-laveurs, de sangliers, agonisant sur le bord des aménagements bétonnés des forêts. Je me questionne, plus qu’en ville, sur cette mort visible et sur leur sort. Sur cette dualité étrange : accepter que la mort, inévitable, omniprésente, fasse partie de la vie de toute espèce vivante, mais que leur souffrance, inévitable, omniprésente, fasse partie de la leur. Comme si c’était normal.
L’entretien se déroule en visio, depuis son domicile près de Dallas. Elle est dans son bureau rempli de livres et décoré de figurines de Frankenstein (vous saurez pourquoi en lisant). Carol J. Adams, chercheuse, militante, éditrice américaine née en 1951 à New York, est connue pour son engagement à la croisée du féminisme et de l’antispécisme. On ne connaît que trop peu son travail en France. Elle est connue pour son utilisation du concept de « référent absent » pour décrire comment le patriarcat rend les animaux invisibles dans nos assiettes, notre langage et notre culture, afin que la viande puisse exister sans être remise en question. Ce concept permet à Carol J. Adams de relier les oppressions subies par les animaux, les femmes et les personnes minorisées.
En retranscrivant notre échange, je réalise que j’aurais aimé relier avec elle son travail à celui de Donna Haraway, analysant de manière complémentaire le vaste marché des animaux domestiques, l’anthropomorphisme et l’Anthropocène. Mais le travail de Carol J. Adams depuis plusieurs décennies me semble à lui seul, déjà immense. Immense aussi, est la case dans laquelle nous mettons les animaux non-humains. Nous ne connaissons vraiment que celles et ceux qui nous sont utiles. Une étude a même montré que les espèces considérées comme « moches » sont celles que nous connaissons le moins.
En 1990, elle publie The Sexual Politics of Meat, un livre devenu culte. Elle y analyse les liens entre oppression patriarcale et exploitation animale. Elle montre comment la consommation de viande est associée à la virilité, et comment les mécanismes du sexisme, du spécisme, mais aussi du racisme, s’enchevêtrent. Longtemps introuvable en français, ce texte a été réédité, augmenté, pour ses 35 ans, aux éditions Le Passager Clandestin, avec une préface de Nora Bouazzouni. Il rappelle que les luttes féministes et pour la condition animale sont profondément liées. Et combien le véganisme reste encore marginal dans les discours féministes occidentaux. Jugé inutile, souvent. Et pourtant.
Par Clémentine Labrosse
Édition anniversaire de La Politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams, préfacée par Nora Bouazzouni, Le Passager Clandestin, 2025.
Vous montrez que les animaux jouent souvent le rôle de “référents absents” : leur corps, leur nom, leur existence même sont effacés pour que la viande puisse exister sans que l’on pense à l’animal. Comment ce mécanisme d’effacement s’est-il construit ?
En 1987, alors que je travaillais sur mon livre, j’ai eu une révélation : politiser le concept littéraire de "référent absent" et l’appliquer aux animaux. Et ce de trois façons. Littéralement d’abord, en étant tués pour devenir de la viande. Conceptuellement ensuite, puisque rarement consommés entiers, vidés, décapités - leur corps se décompose en fragments dès la mort. Métaphoriquement enfin, comme lorsqu’on dit “se sentir comme un morceau de viande”, par exemple : l’animal devient langage, où les cultures carnivores naturalisent cette consommation.
Il arrive pourtant souvent d’entendre dire “je me suis sentie comme un morceau de viande.” Comment expliquer que cet effacement fonctionne aussi en majeure partie dans des discours féministes occidentaux ?
Notre culture repose sur l’idée que les humain·es sont supérieurs aux animaux. On nous apprend que nous sommes carnivores avant même d’avoir le choix, souvent dès l’âge de deux ou trois ans. Et si l’on demande en quoi consiste cette prétendue supériorité, les réponses varient : nous aurions une conscience, une vision de l’avenir, des pouces opposables, la capacité de fabriquer des outils, voire des outils pour fabriquer d’autres outils. Mais les animaux le peuvent aussi. Défendre leur cause revient souvent à menacer la définition même de “l’humain”, construite en opposition aux autres animaux. Alors, on érige un silo : on aime manger des animaux morts, sans les percevoir comme tels. C’est le mécanisme du “référent absent”. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que certaines féministes aient recours à des métaphores animales pour dénoncer la déshumanisation patriarcale. Ces images sont puissantes. Mais un morceau de viande, par définition, ne ressent rien. Se sentir comme un morceau de viande, c’est déjà prouver qu’on n’en est pas un. Mon travail cherche à montrer que, même rendus absents dans le langage et l’imaginaire, les animaux ressentent, eux aussi. Reconnaître leur individualité, leur désir de vivre, c’est voir qu’au-delà des métaphores, il y a une souffrance bien réelle et que cela devrait nous toucher.
« Nous employons le mot animal comme si nous n’en étions pas nous mêmes »
Vous écrivez : « Nous employons le mot animal comme si nous n’en étions pas nous-mêmes. » Vous montrez comment le langage façonne nos imaginaires et nos structures d’oppression. Quelle place prend alors la dimension politique du langage dans vos recherches ?
Le langage peut être une forme de domination comme une forme d’émancipation. Nous vivons dans une culture patriarcale qui présume certaines choses, et nous avons mené des combats autour du langage depuis des années. N’oublions jamais que le langage exprime toujours un point de vue politique. Il y a tant de métaphores qui présentent les animaux comme des victimes, cobayes, par exemple, ou hurler comme un cochon. Cela ne nous dit pas seulement ce que nous pensons des animaux, mais comment nous les traitons. Si nous voulons transformer notre relation à eux, le langage que nous utilisons doit changer aussi pour qu’il ne renforce pas l’idée que nous avons été entraîné·es à croire : qu’ils sont des objets à notre disposition, interchangeables, des marchandises.
On entend souvent cette phrase : « Le féminisme, c’est la croyance radicale que les femmes sont humaines. » Mais que se passe-t-il si notre définition de l’humain elle-même est inexacte, floue, fondée sur l’oppression, définie par des critères comme la masculinité, la rationalité ? Est-ce que je veux vraiment que la proposition radicale de mon féminisme soit simplement de reconnaître mon humanité ? Le problème, c’est que l’humain a toujours comporté une hiérarchie, même implicite. Qui était considéré comme humain ? Des hommes propriétaires. Regardez qui pouvait voter, qui pouvait détenir du pouvoir, même après la Révolution française, ou après la Révolution américaine. Ce n’étaient pas les femmes. Les droits humains ont toujours contenu cette présomption hiérarchique. Et aujourd’hui, en tant que féministes, en tant qu’antiracistes, nous disons : non, les droits humains doivent inclure tout le monde. Mais pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas dès le départ ? Le rôle des dominants a toujours été de repousser les autres vers la marge… et de nous rapprocher des animaux.
« Pour la critique et l’histoire féministes, les textes féministes végétariens incarnent le référent absent. Le végétarisme y est dévalorisé, perçu comme détournant l’attention. »
Vous accordez une place importante à la fiction dans votre travail. En quoi la littérature - notamment un texte comme Frankenstein de Mary Shelley, que vous citez souvent comme œuvre végane - a-t-elle nourri vos réflexions théoriques sur le véganisme et le féminisme ? Comment la fiction nourrit-t-elle votre théorie ?
Je pense que la fiction permet à la fois de distiller un état d’esprit et d’imaginer des alternatives. Elle se situe dans un espace nourri à la fois par la réalité d'une situation et par l’imagination. Ce qui m’a fascinée dans Frankenstein, c’est ce moment où le monstre dit à Victor, son créateur : « Je t’en supplie, crée-moi une compagne. Nous partirons en Amérique du Sud. Notre nourriture n’est pas celle des hommes. Nous ne tuons pas l’agneau. Nous ne tuons pas. Nous vivrons de noix et de baies. » On est en 1817, et voilà une sorte de plaidoyer passionné pour une égalité utopique. Cela m’a profondément marquée, parce que je connaissais le contexte d’où cela venait. Ce contexte, c’est celui d’une époque marquée par un fort courant de végétarisme romantique. Percy Shelley, le mari de Mary Shelley, était végétarien et avait écrit A Vindication of the Natural Diet, un titre qui fait écho à A Vindication of the Rights of Woman, écrit par la mère de Mary Wollstonecraft. J’ai voulu utiliser Frankenstein pour tisser ensemble des idées autour du féminisme, des droits des animaux et du végétarisme, et montrer comment tout cela s’inscrit dans une perspective radicale. Car c’est un roman fondamentalement radical dans son approche, et qui contient aussi des messages féministes. C’était un texte formidable à explorer, un texte qui appelle les lectures en profondeur. Il cite énormément d’autres œuvres, notamment Le Paradis perdu de Milton ou Les Métamorphoses d’Ovide. J’ai voulu montrer à quel point le végétarisme et le véganisme sont présents dans les textes qu’elle cite, et comment Mary Shelley évoluait dans un milieu où le végétarisme était perçu comme une idée légitime. Cette créature qu’elle fait naître dans son roman incarne en quelque sorte toutes ces idées. C’était vraiment très stimulant intellectuellement.
La Fiancée de Frankenstein (1935). | Universal Pictures / Wikimedia Commons
En lisant votre livre, je pensais au fait que nous passons littéralement notre vie soit à manger, soit à cuisiner, à faire les courses, à penser à la nourriture. Comment un sujet aussi central, quotidien que la cuisine, peut-être si peu politisé par le prisme que vous défendez ?
Je pense que le problème fondamental, c’est que nous en retirons du plaisir, et que cela devient une forme de comfort food. Dans un monde aliénant, où l’on contrôle peu de choses, la cuisine semble être un des derniers espaces de liberté. Politiser ce lieu dont nous retirons du plaisir, perçu comme privé, joyeux, réconfortant et parfois lié à des troubles alimentaires, revient à menacer ce refuge.
Cela ne veut pas dire que ce qui se passe dans la cuisine n’est pas politique, bien au contraire. Mais là encore, un silo s’abat, car on a longtemps pensé que le foyer relevait du domaine privé. Le mouvement féministe des années 70 a popularisé l’idée que « le personnel est politique », mais chacun·e veut bien l’admettre tant que cela ne touche pas à sa cuisine. Dire que dans la cuisine aussi, on profite d’une forme de violence, semble une étape de trop. Dans mon livre Protest Kitchen, nous avons essayé de montrer que la résistance, y compris à Trump, pouvait prendre place dans la cuisine. Dans Living Among Meat Eaters, je propose de considérer les non-véganes comme des « véganes bloqués ». Et parmi les blocages les plus basiques, il y a cette croyance que changer, c’est difficile. Mais à mon avis, la plupart des gens dépensent plus d’énergie à ne pas changer qu’à changer.
La première chose que le véganisme exige, c’est un acte d’imagination. Imaginer ce que ça fait d’être un animal qui ne veut pas mourir. Imaginer comment cuisiner sans produits animaux. Je sais que les gens sont fatigués après le travail, qu’ils n’ont pas envie de réfléchir à ce qu’ils vont manger, mais si on considérait cela comme un acte d’imagination – et que l’imagination est un don – alors on pourrait commencer par se dire : et si je partais de ce qui est déjà végan ? Par exemple, une sauce marinara, ou du granola avec un lait végétal. Les gens croient que le véganisme est quelque chose de lointain, d’extérieur à leur mode de vie. Mais beaucoup des aliments qu’ils consomment déjà sont en réalité véganes. Un sandwich au beurre de cacahuète et à la confiture, par exemple. Ils n’ont juste jamais pensé à le voir sous cet angle. Donc, ce que j’aimerais dire, c’est que la cuisine peut devenir un lieu d’imagination, qui nous donne la capacité de nous détourner de l’éthique patriarcale.
Vous écrivez que, même si nous ne savons pas comment les autres animaux vivent le genre, les humain·es projettent sur eux leurs propres conceptions binaires. L’agriculture industrielle impose et exploite cette binarité, et le fait d’être femelle y devient une condition d’oppression. Comment cette projection humaine sur le genre animal renforce-t-elle les logiques de domination?
Il y a en fait trois manières dont cette domination s’exerce. La première, c’est par l’usage même des animaux qui sont tués et mangés, en particulier ceux dont les corps sont exploités pour leur fonction reproductive. On parle ici surtout des femelles, utilisées parce qu'elles peuvent produire ce que j’appelle des « protéines féminisées », comme les œufs ou le lait. Les poules pondeuses, par exemple, ne sont généralement pas mangées car elles sont trop épuisées à la fin de leur exploitation. En revanche, les vaches, après leur période de production de lait, finissent souvent en hamburgers. On exploite donc des corps pour leur capacité à produire, à enfanter, à nourrir – ce que la culture associe à une certaine « féminité ». Il s’agit d’une exploitation ciblée des fonctions reproductives. La deuxième manière, c’est l’imposition d’un imaginaire patriarcal sur ce que seraient les désirs ou volontés de ces animaux : comme si ces vaches ou ces poules voulaient être enceintes pour produire du lait pour nous, comme si elles mettaient bas « pour » l’humain. On projette sur elles l’image d’un corps docile, au service de l’humain qui est souvent, par défaut culturel, imaginé comme masculin. Il s’agit là d’un imaginaire de servitude volontaire, naturalisé et genré. La troisième manière, c’est à travers l’imagerie et le langage. Les vaches, les truies sont souvent appelées bitches, sexualisées, caricaturées. On les enferme dans des cages de gestation où elles ne peuvent même pas se retourner, et ensuite on attend d’elles qu’elles agissent comme si de rien n’était. Cette exploitation s’accompagne d’une représentation de ces animaux comme s’ils désiraient être consommés : on les peint avec des ongles vernis, des faux cils, dans des poses lascives. Il y a une imputation du désir d’être consommé·e, une mise en scène du consentement à l’exploitation. Et ça, ça a un effet pervers : cette idée que certains corps « veulent » se reproduire « pour l’homme » s’inscrit aussi dans les logiques anti-avortement. On voit émerger un pro-natalisme technophile, notamment porté par des figures comme Elon Musk, qui véhicule l’idée que les personnes susceptibles d’être enceintes doivent se reproduire pour « sauver » la civilisation. Cela vient s’ajouter à un monde où les animaux femelles sont déjà perçues comme naturellement vouées à être enceintes. On nous montre des vaches heureuses d’être traites, des poules fières de pondre, comme si cette exploitation était désirée.
En ce moment, je travaille justement, en tant qu’éditrice, sur un essai politique autour de la justice reproductive (spoiler : à paraître chez les éditions trouble). Ça n’est pas tout à fait le sujet mais en vous écoutant, je vois mieux le prolongement possible avec la condition animale. Ce que vous dites me fait aussi penser aux liens qui ont été établis dans un foyer entre violences conjugales, intrafamiliales et maltraitance animale.
J’ai un dossier que j’appelle l’injustice reproductive interespèces. J’y rassemble tous les exemples de cette injustice, cette idée selon laquelle la femelle doit être gestante, doit servir l’homme. Et d’ailleurs, je crois que j’en parle dans la nouvelle introduction de mon livre, en donnant l’exemple de cette publicité où un œuf s’imagine devenir un Egg McMuffin. Ce que montre cette pub, c’est une projection : on suppose qu’un œuf désire devenir un sandwich. C’est absurde, mais c’est exactement la même mécanique que le discours anti-avortement : il suppose qu’un être qui n’existe pas encore peut avoir conscience de sa non-existence et désirer exister. C’est une forme de logique pernicieuse, comme si cela allait de soi.
« La première chose que le véganisme exige, c’est un acte d’imagination. Imaginer ce que ça fait d’être un animal qui ne veut pas mourir. »
L’alimentation végétale est ancrée dans de nombreuses cultures non occidentales et précède largement l’invention du mot “véganisme”. En quoi l’histoire coloniale et raciale influence-t-elle notre manière de concevoir le véganisme ?
Aujourd’hui, de nombreuses personnes racisées sont au cœur du mouvement végane, mais elles restent largement absentes des récits dominants en raison de privilèges blancs, de la suprématie blanche et de biais implicites. Pourtant, ces voix existent, elles analysent, elles créent, elles nourrissent des réflexions. Il suffit d’y prêter attention et de les rendre visibles. C’est cette invisibilisation qui est tellement frustrante, car certaines des meilleures analyses du caractère colonial de la viande et des produits laitiers viennent précisément de penseur·euse·s racisé·e·s. Par exemple : il n’y avait pas de vaches sur le territoire de l’Amérique du Nord avant l’arrivée des colons espagnols et britanniques. Alors dire qu’on veut une enchilada « Tex-Mex » au steak et au fromage… il n’y a rien d’authentique là-dedans. Ce sont des constructions coloniales. Historiquement, les aliments autochtones ont été supprimés, des régimes alimentaires imposés, et des sources protéiques non animales, comme le foufou, beaucoup de plats indiens, ou le tofu, ont été dévalorisées ou complètement effacées. Et on le voit encore dans des préjugés racistes non questionnés : dire que « le tofu est fade », par exemple, c’est aussi une manière d’invalider ces cultures.
Les médias ont largement façonné l’idée que le véganisme serait un phénomène blanc et bourgeois, en mettant l’accent sur l’arrivée de nouveaux produits transformés sur le marché comme les burgers végans, souvent perçus comme chers. Cela a renforcé l’image d’un mouvement élitiste. Mais en réalité, le vrai biais de classe vient d’ailleurs : ce sont les États qui subventionnent massivement la viande et les produits laitiers. Aux États-Unis, par exemple, le prix du lait est garanti. Si le marché passe en dessous, l’État rachète les excédents pour maintenir le prix. Il en va de même pour la viande. Ce n’est donc pas que les produits végans seraient intrinsèquement coûteux, mais que la viande est artificiellement bon marché, grâce à l’argent public. Il y a aussi eu l’apparition de nombreux livres de cuisine végane, souvent écrits par des blanc·hes. Je me souviens qu’on m’avait demandé d’écrire une recommandation pour un de ces livres. J’ai dit à l’autrice : « Tous les gens dans ton livre sont blancs. Toutes les mains en photo sont blanches. » Elle m’a répondu : « Ce sont mes mains. » Et j’ai répondu : « C’est un problème. Tu renforces une représentation très exclusive. »
Dans un chapitre plus intime, que vous ouvrez d’ailleurs par un extrait de votre propre journal, vous insistez sur l’importance morale d’“être dans son corps”. Cette idée évoque pour moi à la fois la dimension spirituelle de nos corps, mais aussi une réponse au sentiment de dissociation. En quoi ce lien à l’ancrage corporel et la manière dont on l’alimente, au care, vous semble-t-il fondamental pour penser ensemble féminisme, véganisme, et les violences du capitalisme et du patriarcat ?
Je pense à l’ancrage corporel/l’incarnation de soi (embodiment) comme au fait de vivre en conscience avec son corps, de reconnaître qu’il existe en nous des intuitions, des rêves, des ressentis et que nous avons le droit d’y être connectés. Beaucoup de personnes deviennent végétariennes ou véganes parce qu’elles ressentent un lien d’affinité, une présence de l’autre animal, une relation. Dans la culture occidentale, on a tendance à opposer émotions et rationalité, mais notre pensée est aussi nourrie par le corps : l’esprit n’est pas une entité flottante, abstraite, il fait partie du corps. Beaucoup de mes idées les plus importantes me sont venues en marchant, en prenant une pause. Mon corps a permis à ces idées de mûrir, d’incuber. Il y a un rapport entre l’eau souterraine et la fontaine qui jaillit : c’est en étant à l’écoute du corps que surgit l’idée. Quand des gens se sentent mal à l’aise parce qu’on leur rappelle que les animaux sont tués pour être mangés, ce malaise est peut-être en réalité le signe d’une prise de conscience enfouie. Mais au lieu d’y accéder, ils réagissent par la colère, car ils ne savent pas comment accueillir cette émotion. Nous manquons d’intelligence émotionnelle pour faire face à cela. Et je crois que beaucoup ont peur du deuil. Par exemple, si j’apprends que les vaches sont tuées peu après avoir été rendues enceintes, ou que leurs veaux leur sont retirés dans les 15 minutes suivant la naissance, cela peut sembler insupportable. Mais ce que j’essaie de transmettre, c’est que oui, je ressens le deuil. Ce monde mérite qu’on pleure ce qui s’y passe. Ce qui arrive aux animaux mérite notre chagrin. Ça n’est pas ce chagrin qui me détruit, c’est le déni qui me détruisait. Le fait de faire face, au contraire, me libère. Il me donne de l’énergie. Je sais ce que j’ai à faire, et je sais que c’est parce que je ressens de la compassion que j’agis. Le véganisme peut être vu comme une affirmation de notre manière d’être au monde. C’est ainsi que nous nous positionnons face à un monde oppressif. Peu importe ce qui s’est passé dans la journée, je suis chez moi, je prépare un repas végane et je me rappelle ma connexion, mon engagement, mon attention aux autres. Et ça, c’est profondément positif.
Avant tout, je vous conseille la lecture de La Politique Sexuelle de la Viande évidemment, et pour aller plus loin, de consulter sa riche bibliographie à la fin de l’ouvrage.
La lecture de Frankenstein de Mary Shelley, ainsi que l’article Slate Plus qu'une histoire de monstre, «Frankenstein» est le récit de toutes les minorités, qui le relie aux analyses queer dans les cultural studies anglo-saxonnes.
Carol J. Adams m’a fait part de cette enquête américaine publiée dans Time qui trouve un lien entre l’augmentation des violences (dont les violences domestiques) et la saison de la chasse : Gun Injuries of All Kinds Go Up During Hunting Season et m’a renvoyée vers les travaux de Marti Kheel, qui a beaucoup travaillé sur la chasse et le patriarcat, et sur la manière dont les armes de chasse sont perçues.
Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous, une lecture transformatrice qui a été très importante dans mes recherches et que je ne peux que vous conseiller.
Les deux essais de Nora Bouazzani, Faiminisme: Quand le sexisme passe à table et Mangez les riches : la lutte des classes passe par l’assiette
L’essai Mangeuses de Lauren Malka, plein de ressources
Le travail de Fatima Ouassak et du Front de mères, qui débute avec une lutte pour que leurs enfants puissent bénéficier d’une alimentation végétarienne dans les cantines scolaires. Deux livres : La puissance des mères et Pour une écologie Pirate.
L’ouvrage collectif (en anglais) Sistah vegan: Black female vegans speak on food, identity, health, and society dirigé par Amie Breeze Harper qui rassemble des récits, essais, poèmes et réflexions de femmes noires nord-américaines sur les intersections entre le véganisme, la santé, l'identité raciale, le féminisme et la justice sociale.
L’étude sur les espèces jugées “moches” et moins étudiées : Fleming, P. A., & Bateman, P. W. (2016). The good, the bad, and the ugly: which Australian terrestrial mammal species attract most research? Mammal Review
Le livre d’Alexis Pauline Gumbs (et tout son travail) : Non-noyées: Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines.