ENTRETIEN AVEC MERIEM LARIBI
Journaliste indépendante, collaboratrice du Monde diplomatique et d’Orient XXI, Meriem Laribi s’est imposée par son engagement inébranlable : depuis le 7 octobre 2023, elle documente sans relâche le génocide palestinien, un travail qui aboutira à la publication de Ci-gît l’humanité (éd. Critiques) en février 2025.
Mi-journal de bord, mi-chronique, elle interroge les angles morts du journalisme occidental et mécaniques du silence : l’asymétrie radicale de la couverture médiatique, les dissonances lexicales, la construction délibérée d’un récit où la résistance palestinienne est islamisée pour mieux être disqualifiée. De son récit, je retiens sa force archivale : en ordonnant scrupuleusement les faits, Meriem Laribi en dévoile l’insoutenable enchaînement et les arrache à l’oubli.
Dans cet entretien pour CENSORED, elle revient sur l’impensé colonial qui façonne notre manière de raconter Gaza, le continuum politico-médiatique entre ne pas couvrir et ne pas agir, et la responsabilité historique qui incombe aux journalistes. Alors que la communauté internationale commence enfin à cibler Benyamin Netanyahou, elle nous parle aussi de la suite : que faire d’un État dont le visage le plus brutal ne suffit plus à justifier l’illégitimité de son projet colonial ?
Par Clémentine Labrosse
Extrait vidéo de Meriem Laribi s’adressant au porte-parole du gouvernement Olivier Véran
Vous êtes devenue une voix importante sur ce qui se passe à Gaza. Quel a été le déclic ?
Avant le 7 octobre, je travaillais plus particulièrement sur l’Amérique latine et l’affaire Assange. La Palestine, sujet douloureux pour moi en tant qu’Algérienne, réactivait un traumatisme multigénérationnel - je pensais être plus compétente sur des sujets qui me “touchaient” moins. Le 7 octobre, j’ai compris que l’Histoire basculait et moi aussi : désormais, je ne m’occuperais plus que de la Palestine. Le 9 octobre, quand Yoav Gallant [Ministre de la défense israélienne] annonce le siège de Gaza, je connais la mentalité israélienne, je sais qu’ils ne rigolent pas. Ce jour-là, je comprends qu’on va vers un génocide, et que tout le monde laissera faire.
Ne faisant partie d’aucun média, je me suis sentie esseulée. J’ai écrit chaque jour sur Twitter et commencé à relayer les informations du terrain, provenant des journalistes palestiniens, anglophones et arabophones, plus informatifs que les journalistes francophones. J’ai sorti des informations introuvables ailleurs, comme celle des 100 médecins israéliens appelant à la destruction des hôpitaux de Gaza. Chaque semaine, je me suis rendue à l’Élysée et au Quai d’Orsay pour confronter les porte-parole à l’horreur de Gaza. Les vidéos de ces échanges ont fait pas mal de bruit, et c’est ainsi que les éditions Critiques sont venues vers moi. J’ai accepté, car cela me donnait une tribune plus importante pour faire entendre au monde occidental le point de vue du colonisé, de l'opprimé, du peuple palestinien. J’ai écrit ce livre pour remettre la tête à l’endroit, face à une présentation déformée des faits, Je voulais rétablir une chronologie qui ne décrit pas un “conflit” symétrique, mais l’incarnation d’une histoire coloniale brutale avec des rapports de force totalement disproportionnés.
Votre livre, Ci-gît l’humanité, est très documenté. Vous y relatez des centaines de faits avec une chronologie et une analyse remarquables. Pourquoi ce choix de tout consigner en détails ?
J’ai réfléchi à ce que je pouvais apporter de plus à tout ce qui avait déjà été dit sur la Palestine. J’ai eu l’idée d’un journal de bord pour raconter comment, depuis le 7 octobre, les Palestinien·nes n’ont pas eu un instant de répit. Pour donner à voir l’intensité de la violence : les bombes, les humiliations, l’humour pornographique et génocidaire des soldats israéliens, la souffrance insupportable des enfants, qui constituent la moitié de la population de Gaza. On ne l’a pas assez dit. Il faut imaginer près d’un million d’enfants plongés dans le noir chaque soir, sans eau, sans nourriture, sous les bombes, au milieu de la dévastation. J’ai voulu archiver tout cela. Oui, les Israéliens ont souffert le 7 octobre, mais l’opprimé de cette terre, c’est le peuple palestinien. Il faut raconter l’histoire depuis ce point de vue, sans nier la brutalité du 7 octobre, mais en la replaçant dans le contexte d’une oppression de 75 ans. Le nettoyage ethnique, l’apartheid, les humiliations quotidiennes, le blocus sur Gaza, les bombardements, les meurtres de civils précèdent largement cette date du 7 octobre, qu’on nous a présenté dans les médias comme le début et la fin de tout.
Dans une vidéo où vous êtes face à Olivier Véran, on vous voit émue. Vous assumez une subjectivité forte et évoquez la difficulté de rester « objective » face à l’horreur. Quelle posture journalistique défendez-vous ?
Je me suis toujours considérée comme une journaliste “alternative”, engagée, et je ne prétends pas à une neutralité qui n’existe pas. Quand je suis arrivée à l’Élysée, les émotions débordaient. Je raconte dans le livre que j’arrive dans un quartier parisien ultra chic, avec des journalistes qui fréquentent les mêmes lieux que les conseillers du Président. On ne vient pas du même monde, il n’y a pas de solidarité dans leur conception du groupe humain, on est dans la recherche du scoop, de la petite phrase - ça n’est pas ma conception du journalisme. Et puis je me retrouve face au ministre Olivier Véran. J’avais passé mes journées à suivre ce qui se passait en Palestine, du matin au soir. J’avais les ruines et les cris de Gaza en tête, en boucle. Me retrouver devant un ministre qui n’en avait rien à faire, c’était difficile. J’ai eu du mal à cacher mon émotion. Mais j’ai contenu ma colère, parce que je voulais continuer à y aller. Ce serait contre-productif de s’énerver. Tu te fais plaisir une fois, et après, c’est fini : tu ne rentres plus jamais. J’assume d’être bouleversée par ce que je vois. Être journaliste ne signifie pas être sans émotion, mais donner les faits et les points de vue.
Comment la résistance palestinienne est-elle perçue aux yeux de l’Occident ?
On a présenté les Palestinien·nes comme une masse barbare, indifférenciée, des islamistes barbus réjouis d’enlever des femmes. Netanyahou a très bien réussi son coup de diaboliser toute forme de résistance palestinienne qui au départ n’a pas du tout ce visage-là, qui est une résistance anticoloniale. La société palestinienne est tombée là-dedans parce que le Hamas a été le seul à prendre les armes. L’autorité palestinienne a abandonné la résistance et collabore aujourd’hui avec l’occupant. Je rappelle régulièrement que les autorités israéliennes ont tout fait pour favoriser l’islamisation de la résistance palestinienne afin de faciliter l’émergence du Hamas. C’était une stratégie : donner à la résistance un visage qui fasse peur à l’Occident. Des amis palestiniens m’ont dit : “Quand tu dis ça, tu nous retires notre agentivité, on a l’impression que même notre résistance vient du colonisateur.” Je comprends leur gêne, mais je réponds : “C’est ce que disent les faits, et je ne peux pas les taire.” Cela n'empêche pas que le Hamas a une popularité et qu'il est le principal interlocuteur à Gaza. Et comme me le disait un de mes amis, aujourd'hui, les Palestiniens et notamment les mecs du Hamas voient bien qu'ils sont moins soutenus par leurs « frères » en religion que par les peuples occidentaux mobilisés et les mouvements queers. Cela doit les questionner.
Des journalistes sur place ont filmé et relayé des faits. Qu’est-ce qui, selon vous, mène à l’incrédulité de la population occidentale lorsque des faits sont révélés ?
Israël a interdit aux journalistes internationaux d’entrer à Gaza dès le 7 octobre, ne laissant que les journalistes palestiniens. Si la Russie avait fait de même en Ukraine, personne n’aurait remis en cause la légitimité des journalistes ukrainiens. Décrédibiliser ceux de Gaza, c’est clairement participer au storytelling israélien : c’est l’escorte médiatique du génocide et le relais de la Hasbara [La stratégie de communication et de propagande israélienne]. Sur place, il y a des centaines de journalistes, soit qui l’étaient avant le 7 octobre, soit qui le sont devenus, se sont mis à filmer, à faire du reportage. Beaucoup de ces journalistes palestiniens étaient les fixeurs de reporters occidentaux, des professionnels reconnus. Le fait de ne pas leur avoir fait confiance participe de la déshumanisation des Palestiniens et du génocide : taire ce qui se passe là-bas et laisser Israël agir en toute impunité. Gaza est l’angle mort de l’humanité et du journalisme. Les personnes qui voulaient montrer des images pouvaient le faire en les vérifiant facilement. Il y a quelques jours, pour la première fois, j’ai été surprise de voir enfin des journalistes comme Alain Marschall et Olivier Truchot confronter l’ambassadeur d’Israël à des images d’enfants palestiniens en grande souffrance, ou de la famine à Gaza. Peut-être sommes-nous en train de changer d’époque.
À cette incrédulité s’ajoute le fait de ne jamais prendre le risque de se faire traiter d’antisémites.
C’est une forme de terreur intellectuelle oui. Je sais que des journalistes ont eu des suivis psychologiques dans certaines rédactions car terrifié·es d’être traités d’antisémites. En Occident, cette peur vient de loin. Elle vient de la culpabilité entretenue génération après génération, comme si elle était transmissible, comme si les nouvelles générations occidentales étaient responsables de ce qui a été fait pendant le génocide sous Hitler et sous Pétain. Cette culpabilité qu’on cultive envers les juifs, mais jamais envers les Algériens, les Africains ou les ultramarins, est instrumentalisée. Il faut faire la distinction entre ce qui a été fait aux juifs par des européens en Europe et ce que fait un État qui se dit juif à un peuple qui est au Moyen-Orient et qui est chez lui. C’est au nom de cette culpabilité que certains ferment les yeux : Israël, c’est l’enfant gâté de l’Europe, celui à qui on laisse tout faire, quoi qu’il fasse. Personne ne bouge. C’est un peu comme si on disait : “Tu ne peux pas critiquer Daesh, sinon tu es islamophobe.” C’est absurde et extrêmement grave. D’innombrables juifs antisionistes disent qu’ils n’en peuvent plus et soutiennent de moins en moins Israël.
Dans une échelle plus citoyenne, il y a la peur et ce qu’on appelle la criminalisation de la solidarité.
Bien sûr qu’il y a une peur. La criminalisation de la solidarité avec la Palestine a deux bras : les poursuites pour apologie du terrorisme et la “lutte contre l’antisémitisme”.
Sur l’apologie du terrorisme, j’ai écrit un article qui cite des exemples plus graves les uns que les autres pour condamner des gens et museler la parole de solidarité. Si tu présentes le Hamas ou le Hezbollah comme une organisation de résistance, tu seras condamné pour apologie du terrorisme, or, c’est un fait. Ici en Europe, on a une vision très romantisée et très positive de la résistance par rapport à l’histoire récente de l’Europe - mais la résistance est un fait : si on essaie de la regarder d’un point de vue neutre, c’est juste le fait de réagir à quelque chose. Maintenant, qu’elle prenne des formes de terrorisme n’est pas nouveau dans l’histoire. En Algérie, en Afrique du Sud, en Palestine il y a eu des actes de terrorisme dans le mode d’action parce que c’est malheureusement l’arme du colonisé, du dominé, de celui qui n’a pas de chars ni d’avions de combat. Ça n’est pas pour justifier, c’est pour expliquer. En outre, le terrorisme, c’est tuer des civils de manière indiscriminée, c’est exactement ce que fait Israël à une échelle bien plus massive.
L’autre bras, c’est l’incitation à la haine antisémite, qui peut se judiciariser ou juste servir à museler les voix qui n’ont pas envie d’être traitées d’antisémites et n’ont pas envie de gâcher leur vie. Ça crée énormément d’autocensure. Je viens de publier une enquête à ce sujet dans le milieu universitaire et la manière dont les réseaux pro-israéliens ne laissent absolument rien passer. À l'ENS, une conférence sur la Palestine a été annulée après des pressions de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF). Dès qu’un prof quelque part ou un étudiant organise une conférence, ils vont mettre ça sur des groupes Télégram pour les doxer [divulgation des données personnelles] et faire sortir leurs numéros de téléphone. Beaucoup de personnes l’ont vécu : des anonymes, des profs, Rima Hassan, le juriste Johann Soufi, Blanche Gardin. Ils sont harcelés et suivis jusqu’à leur domicile.
Ci-gît l’humanité, Meriem Laribi, éditions critiques, 2025
Aujourd’hui, des dirigeants, des médias mainstream occidentaux commencent à prendre la parole. Y croyez-vous ? Est-ce trop tard ?
C’est très tard. Et ma crainte, c’est que Netanyahou serve de fusible. Tout sera mis sur son dos, on s’en débarrassera parce que c’est allé trop loin, on jugera les criminels, et puis tout reprendra comme avant. Or, le vrai problème, c’est l’existence même du colonialisme israélien. Le journal Le Monde, par exemple, accusé par la droite d’être pro-palestinien, a publié un communiqué rappelant l’importance de couvrir ce qui se passe à Gaza… tout en réaffirmant son « attachement à l’existence d’Israël ». On ne dit jamais qu’on est “attaché à l’existence” des États-Unis, de la France ou de l’Algérie. Si on le dit pour Israël, c’est bien que son existence en tant qu’entité coloniale oppressive pose question. C’est ça, l’impensé colonial : Israël est un État colonial illégitime, créé par une ONU qui avait deux ans d’existence à l’époque, composée quasi exclusivement de puissances coloniales. Et contrairement aux tentatives d’intimidation sionistes, dire cela ne signifie pas « vouloir jeter les juifs à la mer » - la présence juive est ancestrale en Palestine - mais le comportement colonial, suprémaciste, est, lui, inadmissible. Que ceux parmi les Israéliens qui acceptent de vivre à égalité avec les Palestiniens construisent ensemble une Palestine libre. L’essentiel, c’est que le peuple autochtone retrouve son droit au retour, et puisse vivre sur sa terre, en paix et souverain, du fleuve au Jourdain.
Pensez-vous parfois à l’après, à ce que nous dirons et comment sera raconté ce génocide qui a été le plus documenté de l’histoire ?
À court terme, je suis extrêmement pessimiste pour les Palestiniens de Gaza dont l’existence même est menacée. À long terme, en tant qu’algérienne, je n’ai pas le droit de perdre espoir. Je répète souvent que quand mes parents sont nés à la fin des années 40, il était inimaginable que l’Algérie soit indépendante. Quand je suis née, elle était indépendante. Il peut se passer des retournements dans l’histoire. Un Etat qui commet un génocide, c’est un suicide. Aujourd’hui la parole se libère, c’est le bon côté de cet enfer. Je crois que la Palestine sera libre. C’est mon seul espoir, pour pouvoir dire un jour à mon enfant que tout ça n’aura pas été vain, qu’en émergera un monde réveillé face à l’horreur, à la plaie du colonialisme et de l’impérialisme occidental, une plaie pour l’humanité.
Suivez le travail de Meriem Leribi sur X et sur Instagram. Ses articles sur Orient XXI ici. Enfin son livre Ci-gît l’humanité est disponible en librairies et peut être commandé directement sur le site des éditions Critiques.