ENTRETIEN AVEC MINDY SEU

Archives, design, activisme : Avec Cyberfeminism Index, Mindy Seu a cartographié trois décennies de luttes numériques et de mises en réseau.

Mindy Seu par Alexa Viscius

En 2023, nous avons publié l’Abécédaire d’auto-édition féministe dans une volonté de divulgation des pratiques du print, rassemblant aussi des initiatives qui nous ont guidées. Avec l’envie de poursuivre cette approche constellaire vers le monde digital et attentive à la manière dont les idées circulent, se matérialisent, s’impriment - j’ai échangé avec Mindy Seu. Son travail nous inspire depuis longtemps. 

Mindy Seu est artiste et technologue, vivant entre New York et Los Angeles - et se définit aussi comme designer. Elle enseigne actuellement à UCLA, au sein du département Design Media Arts. En 2023, elle a publié Cyberfeminism Index, un ouvrage qui rassemble pas moins de trois décennies d’activisme et d’art digital. Selon Mindy Seu, le terme « cyberféminisme », apparu au début des années 1990, « se voulait un oxymore ou une provocation, une critique des cyberbabes et fembots peuplant les paysages de science-fiction des années 1980 ». Le terme a clairement rempli son rôle : au fil des décennies, il a mis en tension et en dialogue féminismes et technologies, tout en étant lui-même contesté, réimaginé, déconstruit et élargi. 

Cet entretien revient sur les enjeux politiques de la citation, les filiations intellectuelles, les outils que nous créons et qui nous échappent parfois. Je crois que ces échanges ont beaucoup eu à voir avec ce que signifie le fait de déposer une idée dans le monde : ses influences, ses limites, ses formes. Un échange sur nos porosités, sur la manière dont on tisse, rend visible, hiérarchise ou met en commun. Une question de design, finalement.

Par Clémentine Labrosse

Cyberfeminism Index, Mindy Seu

Dans Cyberfeminism Index, tu as rassemblé trois décennies d’initiatives de hackers, chercheur·ses, artistes et activistes de tous genres et origines qui ont réfléchi à la manière dont les humain·es pourraient se reconstruire à travers la technologie. Çela donne un corpus impressionnant de pensées, pratiques et gestes activistes numériques. Quels ont été tes premiers points de contact avec ces questions ?

Pendant toute ma vingtaine, j’ai été attirée par l’intersection entre technologie, activisme et art. Beaucoup de mes ami·es évoluaient dans la scène de l’art digital capables de créer des œuvres sur Internet, mais aussi très critiques à l’égard de l’histoire et des politiques du web.

Quand j’étais à la Pratt School, puis en résidence au Berkman Klein Center,  un centre de recherche sur Internet rattaché à la faculté de droit de Harvard, j’ai rencontré des spécialistes des politiques numériques qui travaillaient à faire évoluer la législation en ligne, en se concentrant notamment sur les droits numériques et sur la complexité des termes qu’on emploie aujourd’hui, comme la surveillance ou le blackboxing. Il y avait là tout un écosystème de personnes venant d’horizons différents mais guidées par un même intérêt. J’ai alors voulu savoir s’il était possible d’indexer, de réunir toutes ces ressources en un seul endroit, même si les médiums étaient très variés. 

À l’origine, ce n’était pas censé devenir un projet. Je voulais simplement constituer une bibliographie personnelle, un recensement de textes théoriques, d’œuvres artistiques, d’initiatives politiques ou militantes. Quand j’ai partagé cette liste sur Twitter pour avoir des retours - savoir ce qui manquait ou ce qu’on pourrait ajouter - elle est devenue virale. Ça a confirmé qu’il y avait un intérêt collectif autour de ces sujets. À partir de là, tout s’est fait de manière organique, et c’est devenu un index collaboratif.

Scan du Cyberfeminism Index, Mindy Seu

On retrouve en filigrane sur la couverture du Cyberfeminism Index toutes les notes de bas de page du livre, qui passent au premier plan. Tu as dit dans un podcast que « l’acte le plus important est celui de citation ». Pourquoi considères-tu la citation comme un geste politique ?

Beaucoup de chercheur·ses féministes considèrent la citation comme l’acte féministe le plus puissant. Elle révèle à quel point tout est interconnecté, et qu’il n’existe en réalité ni auteur·ice unique, ni protagoniste isolé·e. Derrière chaque prise de parole ou chaque création, il y a un vaste réseau : un écosystème de personnes, de lieux, de contextes sociaux, de moments historiques. Construire ce réseau est déjà une pratique citationnelle. C’est une manière de rendre hommage à tous·tes celleux qui ont influencé ton travail, historiquement, tout en amplifiant une filiation intellectuelle ou politique, que d’autres pourront prolonger à leur tour. 

La citation reste encore très associée à un contexte académique. On y est généralement confronté·e à l’école, lorsqu’on apprend à faire une bibliographie, à respecter un certain format… Cela peut sembler lourd, voire excluant. Je crois pourtant qu’il est possible de réinventer la citation comme une pratique du quotidien. C’est, au fond, une manière de rendre visible les contributions avec des formes très diverses. On peut penser à la musique : lorsqu’on fait un sample, on verse des droits d’auteur. Les génériques de fin d’un film sont aussi des actes citationnels. Ces gestes existent, il faut les mettre en avant, leur donner plus de poids. Je remarque d’ailleurs que certains livres féministes commencent à placer les remerciements ou l’index au début du livre. Cela peut sembler anodin, mais ce geste bouscule la hiérarchie habituelle et invite à considérer autrement ces contributions.

En France, j’avais bien aimé l’image utilisée par des chercheuses queer qui parlent de « constellations créatrices » plutôt que de génie individuel. Cette idée d’un savoir non-linéaire, relationnel, critique, résonne-t-elle avec ta propre pratique curatoriale ou intellectuelle ?

J’aime beaucoup le mot constellation, parce qu’il suggère que chaque nœud du réseau est une étoile. Cela rejoint la shine theory - cette idée que si la personne à côté de moi, mon ami·e, mon influence, ma collègue brille, alors je brille aussi. Nous sommes toutes connectées, et cette approche vise à s’éloigner d’une logique de rareté, où la réussite de l’autre serait une menace. Au contraire : sa réussite me porte, elle nous élève tous·tes.

Scan du Cyberfeminism Index, Mindy Seu

Cyberfeminism Index est à la fois une édition papier et un site en ligne, avec toutes les références accessibles et augmentées. On oppose souvent print et digital, mais ici par exemple, tu les relies. Quelles continuités ou hybridations vois-tu entre la publication imprimée et les espaces numériques ?

C’est une question que je me pose souvent parce que je viens du design graphique. Une grande partie de ce que je crée existe à la fois dans l’espace numérique et dans l’espace imprimé. Chaque médium a ses spécificités. Quand on travaillait sur Cyberfeminism Index, on a très vite compris qu’il y avait des avantages et des limites des deux côtés, d’où la décision de combiner les deux formats.

On parle souvent de « soft copy » pour désigner les supports numériques, perçus comme malléables, éphémères, en perpétuelle évolution, tandis que la « hard copy », c’est-à-dire l’imprimé, est traditionnellement associée à la stabilité, à la pérennité, à une certaine forme d’autorité. Il y a un fond de vérité, mais cette distinction véhicule une hiérarchie implicite entre les formats. Avec Cyberfeminism Index, on voulait justement bousculer cette hiérarchie. L’index en ligne est conçu comme une archive évolutive, en croissance permanente. Mon associée Angeline Meitzler a conçu un site très léger, pensé pour rester en ligne pendant au moins vingt ans. Cela permet de maintenir un moteur de contribution collective en continu. Statistiquement, un site web a une durée de vie moyenne de 2,5 ans. Je pense à ce très bon essai de Maxwell Neely-Cohen, Century-Scale Storage, qui montre que les livres sont à la fois des dispositifs d’archive et de diffusion. Ils sont totalement décentralisés, impossibles à tracer : un zine peut à la fois se retrouver dans les archives du MoMA et dans la bibliothèque de ton collectif local. Cette pluralité des modes de stockage est très importante.

On voulait que le livre fonctionne comme un instantané,  une capture d’un moment de transformation du site, tout en restant une porte d’entrée vers les ressources. C’était aussi une sorte de hack citationnel : 800 sources secondaires pour des projets et des œuvres qui, jusque-là, n’avaient jamais été cité·es. C’est d’ailleurs ce qui a déclenché une série de Wikipedia editathons, pour faire entrer les entrées du livre sur Internet, ce qui est assez ironique, car elles venaient justement d’Internet ! Au fond, l’idée était de multiplier, d’ouvrir un maximum de points d’entrée et de modes de conservation. La duplication est la clé.

Scan du Cyberfeminism Index, Mindy Seu

Legacy Russell, autrice de Glitch Feminism, a postfacé Cyberfeminism Index, et invite à relire certains héritages intellectuels, notamment ceux de figures emblématiques comme Donna Haraway. Comment abordez-vous, vous aussi, ces pensées fondatrices qui ont été importantes mais aussi marquées par certains angles morts, comme le white gaze ?

Je crois que partager ses idées avec le monde est un acte d’une grande vulnérabilité, et j’aimerais qu’on le voie davantage comme tel. Aujourd’hui, il est si facile de publier en ligne qu’on oublie parfois que ces idées sont aussi des reflets de soi-même. Et, tout comme une personne, il y a une complexité dans la manière dont on conceptualise des théories, en fonction de son expérience, de ce qu’on a appris.

Il y a eu de nombreuses chercheuses extrêmement influentes mais aussi problématiques, parfois en même temps - cette ambivalence fait partie de l’expérience humaine. Donna Haraway a produit un travail très influent, et j’apprécie qu’elle ait su reconnaître comment ce travail était marqué par son époque. Elle a fait avancer beaucoup de choses pour sa génération, et a aussi su faire un pas de côté pour accueillir les nouvelles générations. La même chose s’est produite avec Shulamith Firestone, Judith Butler… Beaucoup de chercheur·ses ont présenté des idées fortes, puis ont été très réflexives sur leur réception. D’autres ont moins pris ce recul.

Pour ma part, comme je travaille principalement avec des femmes, que la majorité de mes ami·es et de mes lectures sont féminines, il m’a été facile de construire ma propre constellation autour de ces questions. Je n’ai pas besoin d’adhérer à l’intégralité de l’œuvre d’une personne en particulier. Il y a de la valeur à faire preuve d’autonomie critique et de ne pas forcément adhérer à l’ensemble de l’œuvre d’une personne. Il y a de la valeur à reconnaître que seules certaines périodes de leur travail résonnent en nous. Je pense que les gens doivent accepter cette complexité morale chez les autres. C’est compréhensible, au vu de la multitude de stimuli externes auxquels nous réagissons.

Scan du Cyberfeminism Index, Mindy Seu

Laura Mulvey, qui a théorisé le female gaze et que j’ai interviewé dans le dernier numéro Censored, exprimait récemment une forme de retrait face aux débats actuels sur la technologie, en disant qu’ils ne lui appartiennent plus tout à fait. Toi qui travailles avec et sur la technologie, comment perçois-tu cette idée que certaines machines, comme l’IA, nous dépasseraient ? 

En tant que technologue, j’essaie toujours de rappeler que les outils sont le reflet des systèmes valeurs sociales. Si l’on vit dans une société hyper-capitaliste et que l’on introduit un outil comme l’intelligence artificielle, on obtient exactement les effets qu’on observe aujourd’hui : la peur du remplacement, la remise en question du sens de l’humain, toutes ces interrogations existentielles. Mais dans une société égalitaire, ce même outil pourrait être perçu autrement : il pourrait contribuer à redistribuer les ressources, à alléger certaines formes de travail, à créer du temps pour le soin ou le repos. Le problème, ce n’est pas la technologie en soi, mais les acteurs économiques qui la conçoivent, la déploient, en définissent les usages.

Les gens ne s’inquiètent pas tant de l’IA que de l’usage qu’en fait OpenAI ou d’autres grands groupes, de son échelle, de son impact sur l’environnement, sur l’emploi. Si les entreprises qui façonnent ces outils agissent sans se soucier des communautés ou des conséquences écologiques, alors oui, il y a lieu de s’alarmer. Mais j’aimerais qu’on cesse de parler de ces technologies comme si elles étaient autonomes, indépendantes de toute volonté humaine. Elles ne le sont pas. Le problème est structurel : tant que nos systèmes sociaux ne changent pas, les outils ne feront qu’accentuer ce qu’on leur demande de faire.

Je ne sais pas vraiment quelle est la voie à suivre, mais je pense qu’il faut opérer ce changement de regard : se concentrer sur les valeurs qui guident le développement technologique, sur les politiques publiques, sur la régulation des entreprises qui les produisent. C’est le point de départ.

Mindy Seu par Alexa Viscius

Tu dis souvent préférer les termes de “designeur·se” ou “éditeur·ice” à ceux de “curatrice” ou “archiviste”. En quoi ces mots te semblent-ils porteurs d’une autre éthique ou d’un autre rapport au savoir ?

J’ai toujours été un peu méfiante vis-à-vis de certains termes comme « archiviste » ou « curateur·ice », cela vient sûrement d’un syndrome de l’imposteur. Je n’ai pas été formée à ces métiers : je suis designer. Même si j’ai organisé des expositions, conseillé des projets d’archives, créé mon index - je ne suis pas sûre de comprendre ma réticence à me qualifier ainsi. C’est un peu comme quand tout le monde a eu un iPhone et est devenu photographe. Je crois que j’essaie surtout d’être consciente de la spécificité des mots, pour pouvoir pointer des réalités précises. Pour moi, la curation est un geste historique très important. Mais c’est aussi un geste qui peut être violent : anthologiser, c’est extraire des éléments de contextes très différents pour les rassembler. La pratique archivistique est similaire, pour la même raison. En même temps, il y a une grande puissance à montrer les liens entre ces éléments, et faire cela, c’est une forme d’écriture, d’« authoring ». Je crois que c’est aussi parce que j’ai beaucoup de respect pour mes ami·es curateur·ices, qui consacrent leur vie à nourrir une compréhension fine de l’art contemporain et historique, et à construire des récits très précis, ce que je ne prétends pas faire. Cela dit, je rassemble constamment différents artefacts, ressources et personnes, et j’essaie de faire apparaître des filiations, des lignes de force. Ce sont peut-être deux stratégies différentes.

Enfin, on t'associe beaucoup à cette publication du Cyberfeminism Index, mais tu es plus globalement chercheuse - quels sujets t’intéressent maintenant ? 

Je travaille en ce moment sur un nouveau projet intitulé The Sexual History of the Internet, une conférence-performance qui aborde cette idée d’histoire révisée. Elle sera accompagnée d’un livre du même nom, qui servira aussi de support à une expérimentation économique. Concrètement : chaque personne citée dans le livre recevra un micro-paiement à chaque vente. 30 % des bénéfices sont mis dans un fonds partagé entre toutes les citations. Pour l’instant, il y a 45 personnes citées, dont une vingtaine ont accepté de participer. Si on vend l’ensemble du tirage, selon le nombre de personnes impliquées, cela pourrait représenter entre 300 et 800 dollars par personne. Même si la somme peut sembler modeste à l’unité, c’est un exemple concret de redistribution, à petite échelle. Pour moi, ce type de démarche commence par soi-même. Si d’autres veulent ensuite s’en inspirer ou l’adapter à leur manière, tant mieux. Le livre sera en prévente à partir de septembre.

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