TRAVAIL DU SEXE : LES MARGES TISSENT MIEUX QUE LES CENTRES
Depuis toujours, les travailleur·ses du sexe ont forgé des outils de survie, d’organisation et de résistance. Cinquante ans après l’occupation de l’église Saint-Nizier à Lyon, leur lutte continue d’éclairer les angles morts du féminisme, des solidarités politiques et de l’impérialisme occidental. Un article qui revient sur les ponts créés avec les cheminot•es, autant que les travailleur•ses de l’art. Si vous pensez que la lutte des TDS ne vous concerne pas, vous ne regardez pas au bon endroit.
Par Clémentine Labrosse
Extrait de Les Prostituées de Lyon parlent, Carole Roussopoulos, 1975. Crédit et vidéo : Centre audiovisuel Simone de Beauvoir
Les filles de joie dans la maison du seigneur
Le 2 juin 1975, à Lyon, une centaine de prostituées se retrouvent d’abord devant l’église Saint-Bonaventure. Complices, des journalistes garent leurs voitures sur le parvis pour brouiller les pistes pour que les femmes mettent à exécution leur stratagème : rejoindre une autre église, Saint-Nizier, à quelques rues de là, et l’occuper avant l’arrivée de la police.
Inspirées des travailleurs·es étranger·es occupant des lieux de culte pour demander l’asile, elles transforment alors l’église en tribune pour exposer publiquement leurs revendications.
Une lettre est adressée à la population :
« Ce sont des mères qui vous parlent. Des femmes qui essaient d’élever, seules, leurs enfants le mieux possible, et qui ont peur aujourd’hui de les perdre. Oui, nous sommes des prostituées, mais si nous nous prostituons, ce n’est pas parce que nous sommes des “vicieuses” : c’est le moyen que nous avons trouvé pour faire face aux problèmes de la vie. »
Avec le soutien du mouvement catholique, pourtant abolitionniste, Le Nid et du père Louis Blanc, l’action prend une portée sans précédent. Le 2 juin devient la Journée internationale des travailleur·euse·s du sexe. Cinquante ans plus tard, les soutiens catholiques d’alors se sont aujourd’hui éloignés de leur lutte en prenant un tournant plus conservateur - et en ce mois de juin, ce sont des militant·es, artistes, historien·nes, chercheur·euses et travailleur·ses du sexe se sont réuni·es à Lyon en ce début de mois de juin 2025 pour commémorer la date symbolique avec des prises de parole et célébrations. L’occasion de rappeler combien cette lutte reste ancrée dans les réalités sociales et politiques, combien les travailleurs·ses du sexe n’ont pas d’autre choix que compter sur elles-mêmes et se réinventer pour que cesse la criminalisation de leur profession.
Sex work is work
Dans le sillage de lutte de classe, les travailleur·ses du sexe mettent en place des alliances avec les franges populaires. Elles racontent comment la connaissance des codes et d’un langage militant mis en place par des siècles de luttes de travailleur·ses leur est indispensable pour être écouté·es : apprendre à rédiger des communiqués de presse, monter des caisses de grève. Il est plusieurs fois question, lors des prises de parole de ce mois de juin, des matérialités qui traversent leur quotidien pour la reconnaissance de leur travail, et lutter contre l’exploitation salariale en fait partie. « Pendant la lutte contre la réforme des retraites à Lyon, on a rejoint les cheminot·es. On a monté une caisse de grève pour que les filles puissent manifester sans perdre leur journée. » Pour l’une des intervenantes, la précarité, le déclassement, la stigmatisation sont des réalités partagées avec d’autres travailleur·ses, la vraie résistance doit donc partir de la base, pas en s’adressant au ministre. « On sait qu’on est des travailleuses donc on va parler avec les autres travailleurs, il ne faut pas qu’on ait honte d’aller voir les travailleurs du train. » À 50 ans, dit-elle, « beaucoup finissent à faire la vaisselle dans les caves des restos bourgeois. Même quand tu t’intègres, tu es déclassé·e. »
Même constat pour Thierry Schaffauser, membre fondateur du STRASS qui évoque aussi les violences des emplois dits “féminisés”: « Il serait temps d’avoir une vraie réflexion sur ce qu’est le travail dans le capitalisme néolibéral. On nous dit que le travail du sexe est une violence. Mais être femme de ménage, ce n’est pas violent ? » Il interroge la hiérarchisation des violences, là où ce qui est en jeu est d’abord l’autodétermination et l’accès aux droits : « Soit 'l’État le fait avec nous, soit contre nous. On sait ce qu’on veut : des droits à la formation, une vraie rémunération, des protections contre les patrons, les trafiquants. C’est ça, les outils des travailleur·ses. Si on nous dit qu’on n’est même pas des travailleur·ses… On n’a pas droit au logement, pas droit à la santé, pas le droit à la vie puisqu’on est assasiné·es régulièrement. Alors quoi ? On n’est pas des humain·es ? ».
Extrait de Les Prostituées de Lyon parlent, Carole Roussopoulos, 1975. Crédit et vidéo : Centre audiovisuel Simone de Beauvoir
S’unir contre l’impérialisme
Militante décoloniale, co-présidente de l’association Acceptess-T, Aum Neko témoigne d’une situation pour les travailleur·ses du sexe qui n’a cessé de se dégrader, notamment pour celles qui sont dans la rue depuis le Covid. « On a accueilli beaucoup de femmes trans qui ne pouvaient plus payer leur loyer. » Depuis, les OQTF [obligation de quitter le territoire français] se sont multipliées, chaque projet de loi immigration est une nouvelle épreuve, de nombreuses camarades ont été assassinées. Pour elles, la criminalisation est une façon claire de contrôler les personnes migrantes et les femmes trans.
Nombreuses sont celles qui migrent depuis des territoires surexploités par les puissances occidentales. « Quand tu nais dans un pays où il y a des interventions militaires répétées, le travail du sexe devient l’un des seuls moyens de survivre, puis de migrer en Europe. Il y a une dette coloniale immense derrière cette répression. Notre vie est bien plus politique que ce que les gens pensent. » Réfléchir aux enjeux traversés par les travailleuses du sexe, c’est penser une solidarité intra- et intercommunautaire, intersectionnelle, internationale. En France, l'impérialisme mis en oeuvre par les armées, qui interviennent à l’extérieur du territoire, donne pour conséquence directe le sentiment de ne pas se sentir concerné·e. Profonds furent les échanges portant sur cette résistance de guerre s’étalant sur des temps longs, contrairement aux mouvements sociaux que nous connaissons en France, et dont nous ne saisissons pas les contours et les ressorts, encore moins les outils.
Pour Aum Neko, ces vies politisées s’inscrivent dans un contexte de fascisation globale : où l’ennemi ne serait plus la pauvreté, ni l’exploitation capitaliste, mais les “wokistes”, les féministes, les antiracistes. « Elon Musk instrumentalise l’oppression des femmes trans, et les fachos du monde entier reprennent ces modèles de répression. Aujourd’hui, les femmes trans travailleuses du sexe sont prises dans une multiplicité d’oppressions. Notre résistance, elle aussi, doit être multiple, transversale, internationaliste. Parce que notre combat est aussi un combat contre le fascisme. » Face à ces épreuves, comment tenir ? Lutter, ensemble. « Il y a tellement de souffrances individuelles qui sont en réalité liées à la structure même de la société. J’ai trouvé de la force en tissant des liens avec d’autres mouvements. On pensait que la lutte des TDS était isolée, mais beaucoup partagent les mêmes réalités d’oppression : les mouvements décoloniaux, antiracistes, les Iranien·nes, les Palestinien·nes, les militant·es pour la Palestine qui revendiquent, eux aussi, le droit à l’autodétermination. Savoir que cette solidarité existe au-delà de notre propre combat, ça donne de la force. »
Féminisme intersectionnel
Des militantes iraniennes du réseau transnational Feminists for Jina, formé après l’assassinat de Jina Mahsa Amini, étaient présentes lors des commémorations. Elles ont dressé des parallèles avec leur histoire : “C’est la même répression qui a rendu leur voix mondiale”, rappelant que l’action des prostituées de 1975 s’inscrit dans une histoire plus large de résistance. « Pour moi, ‘Femme, vie, liberté’, ce n’est pas juste le droit de porter ce qu’on veut dans la rue. C’est soutenir les travailleur·ses du sexe. C’est soutenir toutes les femmes, toutes les vies. », précise l’une d’entre elles.
Un rappel nécessaire tant les mouvements féministes dominants n’ont pas toujours inclus les travailleur·ses du sexe, ni reconnu leur expertise du patriarcat. Pourtant, elles sont directement confronté·es aux hommes cis blancs et aux répressions de l’État. Pour l’activiste Claude-Emmanuelle Gajan Maull dans une interview pour Café Cash avec la journaliste Camille Laurens, « les putes sont les grandes oubliées du féminisme intersectionnel ». Elle souligne le fait que ce que demandent les clients en dit long sur le système en place : « Ça permet de tracer une carte du patriarcat, de l’impérialisme. » Elle cite par exemple l’affaire Pélicot, qui avait suscité l’indignation autour de la soumission chimique, alors que certains clients la réclament explicitement : « C’est un sujet très présent, et pourtant on fait tout pour ne pas les inclure. Le féminisme pourrait pourtant s’appuyer sur leur parole pour aller vers une justice plus réparatrice. »
Thierry Schaffhauser distingue les dynamiques à l’œuvre : « Il y a un féminisme d’État, fémonationaliste, raciste, qui instrumentalise la putophobie et les souffrances des TDS pour justifier la prohibition. » Mais il ajoute : « Ce n’est pas spécifique au travail sexuel. C’est aussi une question de carrières institutionnelles et d’intérêts politiques. » Il reste cependant optimiste : « Le féminisme de terrain, le féminisme de rue, est majoritairement solidaire des travailleuses du sexe. »
Vue de l’exposition “Ça commence souvent par des problèmes” au Centre d’art La Salle de bains à Lyon.
L’art comme outil, archive, relais
Dans les mondes de l’art comme dans celui du travail du sexe, on partage des outils, des stratégies de visibilité, de légitimation et d’auto-organisation. En 1975, parmi les rares personnes autorisé·es à entrer dans l’église Saint-Nizier : Carole et Paul Roussopoulos, qui réaliseront avec leurs images Les prostituées de Lyon parlent (1975). À l’intersection de l’expérimentation vidéo et du militantisme, le film devient une archive précieuse d’un « cinéma de la parole » produit avec les moyens du bord. L’utilisation de leur petite caméra Sony Portapak inspirera l’exposition Ça commence souvent par des problèmes, présentée en jusqu’en mai dernier dans le centre d’art lyonnais La Salle de bains.
Mes premiers échanges pour comprendre les liens entre art et travail du sexe ont lieu avec l’une des commissaires de cette exposition, Julie Portier, m’expliquant que les inspirations entre ces mondes sont mutuelles et sans hiérarchie. La construction des temps de parole autour de l’exposition s’est d’ailleurs faite à cette image : organique, ouverte aux proposition de militant·es avec une volonté de ne pas s’approprier la lutte, dressant ainsi un fil préparatoire aux commémorations du 2 juin. Imaginée avec l’historienne de l’art et commissaire Camille Richert, elle projetait notamment les vidéos de Carole Roussopoulos, invitant à penser les usages émancipateurs des nouvelles technologies de l’image, à rendre hommage à des dispositifs capables d’inverser les perspectives et de révéler les contre-champs. Plus largement, à ce que peuvent les outils de l’art dans les luttes sociales.
C’est aussi de ces enjeux dont il a récemment été question dans la galerie After Hours, qui a accueilli, à l’initiative de Culture en luttes, une soirée spéciale autour de ces croisements : Sex Workers, Art Workers 4 CASH!. Parmi les voix présentes, celle de Nour Beetch, artiste et travailleuse du sexe :
« En ce moment en Belgique, les associations sont en train de s’inspirer du statut des travailleur·ses de l’art pour le statut de pute. Des coopératives comme la SMART servent d’exemple. La décriminalisation soulève encore plein de questions : le stigmate continue, est-ce que ça ne va pas visibiliser les personnes les plus marginalisées, qui ne pourront pas avoir de statut, la question du outing, de la déclaration légale : est-ce qu’on a envie de laisser cette trace-là ? »
Depuis mai 2024 en effet, la Belgique a adopté une loi accordant aux travailleur·ses du sexe le droit d’établir des contrats comme n’importe quel·les autres salarié·es. Une avancée historique, saluée par des associations comme Utsopi, qui ouvre l’accès à la sécurité sociale et aux droits du travail. Mais les interrogations demeurent : « Comment les travailleur·euses du sexe sans statut ou sans résidence légale seront-iels traité·es à l'avenir ? Nous devons veiller à ce que les nouvelles lois profitent à toustes les travailleur·euses du sexe et ne se transforment pas en une chasse aux plus vulnérables. »
Pour préparer cet article, voici les sources et références consultées mais non-exhaustives que je vous recommande.
Zines et ouvrages collectifs :
La révolte des prostituées, Association Tullia, zine, 2025.
PASTORAL PORN, Éditions PPQQ / Ana Servo & Yvelizra, mai 2024.
Whore Power, Centre Grisélidis Réal de documentation internationale sur la prostitution. Travailler, lutter, diffuser – Archives militantes du Centre Grisélidis Réal de documentation internationale sur la prostitution, Genève. Les Presses du réel, 2022.
Événements et récapitulatifs :
Récap de la soirée After Hours x Cultures en Lutte “Art worker, sex worker 4 CASH!”, 2025.
Récap de l’exposition Ça commence souvent par des problèmes et de la programmation qui l’a entourée à La Salle de Bains (Lyon), 2025.
Sur radio *Duuu, les captations et archives sonores de cette exposition, en plusieurs épisodes.
Ouvrages et essais :
Smith, Molly & Mac, Juno. Coups de pute. Éditions Hystériques et AssociéEs, 2025.
Kouloukouri, Sofia. Artistes femmes et travail du sexe. Éditions l’Harmattan, 2025.
Shaffhauser Thierry. La lutte des putes. La Fabrique, 2014.
Films et documents audiovisuels :
Working Girls, réalisé par Lizzie Borden, États-Unis, 1986.
Grisélidis Réal, encore vivante, fiction radiophonique réalisée par Cédric Aussir. France Culture, 2023.
Interview complète de Claude-Emmanuelle Gajan-Maull pour Café Cash (Spotify) avec Camille Laurens.
Centres de ressources :
Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, Paris. Fonds d’archives et ressources audiovisuelles sur les luttes féministes.
STRASS, syndicat du travail sexuel en France
La page Instagram de la commémoration du 2 juin 1975