VOIX MÉDIUMNIQUES ET COSMOLOGIES LITTÉRAIRES
Tout a commencé par cette idée assez simple : écrire un article à propos des artistes et écrivain·es qui, dans l’histoire, se sont laissé·es guider par des voix médiumniques. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Tirer le fil de ce sujet s’est révélé bien plus vaste, m’amenant à vouloir parler de toutes les voix qui se trouvent derrière une seule. Cet article explore alors la manière dont certaines écritures - médiumniques, viscérales, marginales - déjouent l’image de l’écrivain·e comme centre souverain. Du mysticisme médiéval à l’écriture automatique, du spiritisme à l’écriture postcoloniale et féministe, il est question de fracturer l'idée d'un “je” maître de son discours et pour révéler des formes de subjectivité traversée, possédée, déplacée. Une réflexion sur le pouvoir d’écrire en tant qu’être situé·e, quand sa pratique n’est plus verticale mais spirale, multiple ou spectral. Le “je” est plusieurs, et il y a des enjeux politiques à le rendre visible.
Hildegarde recevant l'inspiration divine, enluminure du Scivias.
La mystique comme matrice
J’aimerais commencer en parlant d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), que vous connaissez peut-être déjà comme figure religieuse. Elle connaît tout des plantes, de la musique, des corps et de leurs maux. Dès l’enfance, elle reçoit des visions qu’elle décrira plus tard comme une "lumière vivante". Elle affirme ne rien inventer : elle ne fait que transcrire ce que Dieu lui montre. Le XIIe siècle est en pleine effervescence religieuse : des réformes monastiques, croisades, tensions entre l’empire et la papauté. Et voilà qu’une femme recluse depuis l’âge de huit ans, s’impose comme autorité spirituelle, échangeant des lettres avec des papes, des empereurs, et des intellectuels de toute l’Europe. Elle n’était pas une marginale, probablement parce que lettrée. Dans ce contexte naît Scivias, son œuvre monumentale, alors qu’Hildegarde de Bingen est enfin autorisée à mettre par écrit les visions qu’elle reçoit depuis des décennies. Scivias mêle textes théologiques, exhortations morales, et surtout descriptions minutieuses de ses visions, accompagnées d’illustrations réalisées par ses moniales : des mandalas médiévaux où cosmos, Église et âme humaine s’imbriquent. Il ne s’agit pas de simples rêveries mystiques : Hildegarde y développe une cosmologie complète, une vision du monde où tout - les étoiles, les “humeurs du corps”, la vertu, le péché - est relié. Si Hildegarde de Bingen fait partie de mon panthéon personnel, c’est parce qu’elle s’est autorisée à croire en ses visions et à ne pas les renier, dans un monde gouverné par la raison masculine et l’autorité ecclésiastique.
En mai dernier paraissait aux éditions MagiCité un ouvrage qui a particulièrement retenu mon attention : Les voix invisibles. Médiumnité féminine ou le pouvoir d’écrire, de Stéphanie Peel. Chercheuse indépendante intéressée par les champs ésotériques, l’autrice explore l’essor du spiritisme en France au XIXe siècle, tout en mettant en lumière comment ces courants (spiritisme, théosophie, occultisme) ont offert aux femmes de l’époque des espaces d’expression à travers l’écriture. Le livre est préfacé par Nicole Edelman, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris Nanterre, qui a été la première à travailler sur la question du féminisme et du spiritisme. Stéphanie Peel demande : Vestales, druidesses, sorcières, médiums - les figures féminines sont-elles des intermédiaires privilégiées entre les mondes visibles et invisibles ? “Au départ, c’est une histoire de femme et de coups frappés”, rappelle aussi Philippe Baudouin dans un documentaire France Culture. Le spiritisme aurait en effet vu le jour en 1848 dans un cottage à New York, où deux fillettes de la famille Fox, entendent des coups sur les murs. Elles imaginent un langage par coups frappés, en s’inspirant du code morse. Le spiritisme tel qu'on le connaît aujourd'hui est un mouvement occidental, né au XIXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, avec des racines en particulier en France, aux États-Unis et au Brésil. Stéphanie Peel rappelle que l’avènement de la médiumnité coïncide avec l’expansion de la presse écrite et la multiplication d’imprimés signés par des femmes. Au-delà de l’historique qui en est fait, le livre permet de comprendre tout le pouvoir qu’ont pu représenter leurs écrits, d’une part pour leur permettre d’accéder à une notoriété publique, d’autre part dans la réécriture du passé, avec un rôle historiographique occulte, dans l’écriture de contre-histoires, comme l’atteste cet exemple à propos de la vie de Jeanne d’Arc par Ermance Dufaux :
Les médiums ont également pu participer à une première vague de réécritures du passé. En effet, à une période où s’érige une discipline historique basée sur des faits, certaines de ces femmes médiums utilisent leur plume pour offrir à leur façon un contre-récit à l’Histoire officielle. C’est le cas d’Ermance Dufaux, scribe prolifique qui, dès le début des années 1850, commence à publier des livres comme Jeanne d’Arc par elle-même (1855), ouvrage autobiographique « dicté » par l’héroïne nationale à la jeune fille de 14 ans. Les livres de Dufaux deviennent de véritables bestsellers durant un Second Empire féru de mythes originels.
La profusion d’écrits médiumniques sème le trouble : qui parle, qu’est-ce qui est vrai, faux ? Ne s’agit-il que d'œuvres irrationnelles de l’esprit ? Leur véracité peut-elle être démontrée dans la bénédiction d’une rationalité patriarcale ? Ce qui m’intéresse, c’est moins de savoir si ces textes disent "vrai", que d’écouter ce qu’ils soulèvent en fissurant les frontières entre auteur et autorité, fiction et révélation, sujet et support.
Les voix invisibles, - médiumnité féminine ou le pouvoir d’écrire, par Stéphanie Peel, éd. MagiCité
La question de l’agentivité : voix occultes ou occultées ?
On pourrait penser qu’écrire “sous dictée céleste” revient à perdre son agentivité, à se soumettre ou à s’effacer. Mais comme le montre Stéphanie Peel, la réalité est sans doute plus complexe : l’effacement peut être une ruse, et l’humilité stratégique une condition d’existence. Chez les autrices médiums du XIXe siècle, l’auto-dépréciation ne relève pas nécessairement d’un manque de confiance : elle fonctionne comme un masque. Se dire réceptacle passif, canal, sténographe d’un Esprit, permet de se défaire de toute prétention littéraire, et, ce faisant, de s’autoriser à écrire.
Cette posture d’humilité, loin d’être un simple effacement, devient une manière de négocier une place dans un double champ, littéraire et spirite, peu hospitalier aux femmes. “Stratégie ou autosabotage ?” interroge Stéphanie Peel. Dans les préfaces ou les notes, les femmes médiums recourent souvent à l’autocritique, comme pour anticiper les reproches. Elles adoptent une position défensive capable de désamorcer les jugements, conscientes de la fragilité de leur légitimité. À titre d’exemple, Peel évoque Honorine Huet, qui publie en 1874 Les Mémoires de deux esprits, leurs diverses existences, racontées à sa mère par Raoul d’A** âgé de deux ans*. Elle y prévient ses lecteurs, se disant elle-même surprise par l’expérience qu’elle a vécue. Mais cet étonnement affiché est moins naïveté que stratégie pour détourner l’exigence de légitimation qui pèse sur les femmes qui écrivent.
Car il faut bien écrire à partir de quelque part : selon quelle théorie, sous quelle autorité, dans quelle filiation ? Hélène Cixous le rappelait en 1976 : “L’idée d’où on écrit, c’est-à-dire en se basant sur quelle littérature, sur quelle référence intellectuelle, une femme, plus qu’un homme, on lui demande tout de suite au nom de qui elle parle, à partir de quelle théorie ; qui est son maître et d’où elle vient ; bref il faut qu’elle salue… qu’elle montre ses papiers d’identité.” Dans ce contexte, la posture médiumnique peut être l’un des moyens de déjouer l’exigence de filiation. Peut-être qu’en s’effaçant derrière une voix d’outre-tombe, l’autrice échappe à la question du maître ou de la théorie. Elle ne parle pas “au nom de”, mais “par” un autre, et ce détour par l’au-delà contourne les structures de légitimation traditionnelles : écrire depuis un ailleurs qui, paradoxalement, autorise à écrire.
Document publié à la fin du livre Les voix invisibles : Médiumnité féminine, ou le pouvoir d'écrire, Stéphanie Peel
Habiter le “je” ?
Nombre de mes échanges avec Constant Spina, ami et auteur pour qui j’ai eu un rôle d’éditrice, parlent de pratiques d’écriture. Comprendre l’envers d’un texte et le travail qui se joue derrière une publication finie l’a même mené à créer un podcast dédié sur son média Manifesto XXI, Sides notes. Nous avons notamment abordé le sentiment diffus, que certain·es auteur·ices ont déjà pu vivre, d’écrire un texte dont nous n’avions pas l’impression d’en être à l’origine, depuis un ailleurs pourtant puisé en soi. « Est-ce vraiment moi qui ai écrit ça ? » - une écriture qui se déroulerait presque hors d’une volonté propre, presque un sentiment d’imposture de ne plus être sûre de comment on en est arrivé·e là. Cet échange en tête, je lui ai demandé de me reparler de son rapport à l’écriture, que je sais mystique et viscéral.
Je ne sais pas si je parlerais vraiment de transe, qui a un sens spirituel bien précis. C’est plutôt une forme de lâcher prise total, peut-être de dissociation, que je sais comment provoquer. Des musiques et fréquences précises, des moments de silence ou de prière. Je trouve mes rituels pour faire advenir cela et me mettre moi-même dans cet état.”
Pour comprendre comment ces réflexions ont pris de l’importance, voici quelques éléments de contexte. Lors de l’écriture de son premier livre, l’essai Manifeste pour une démocratie déviante, je me souviens avoir insisté auprès de Constant qui avait achevé son manuscrit, mais pas encore son introduction : « Pour un tel sujet qui parle de démocratie et de fascisme, tu dois expliquer qui tu es et pourquoi tu écris ce livre. » Je lui recommande de parler « je », de se situer. L’écriture de cette introduction est, me dit-il, très difficile. Elle est même douloureuse. Il parle de son enfance, de vulnérabilités, de cet enfant qui est un tout : « J’étais les éléments, les arbres, j’étais queer ». Quelques jours plus tard, Constant tombe dans le coma - ne pouvant pas m’empêcher de penser que l’achèvement de ce livre était corrélé. En attente d’une greffe du cœur, il demande qu’on ne l’attende pas pour publier le livre. Et il survit. Lorsque je le retrouve en réanimation après plusieurs semaines de coma, je suis à la fois émue et hilare : je découvre Constant assis sur un fauteuil, annotant le manuscrit qu’il a fait imprimer. Il me pitche littéralement un nouveau projet d’écriture : l'histoire d’un personnage, Thésée, d’une “lettre infinie” qui se déroule en Sicile, sa terre natale. Son premier roman est en train de naître, Lettre infinie. Je lui demande si cette idée vient de son expérience de mort imminente.
“Je pense que la clé, c’est la dépersonnalisation. J’ai remarqué ça, quand j’étais dans le coma : tu sors de ta personnalité et tu n’es plus que conscience. Le lien avec mon expérience de pré-mort est assez simple : c’est une expérience de dépersonnalisation qui a duré plusieurs mois pendant laquelle je n’étais pas sûr de qui j’étais. Tu es juste une entité qui n’a plus d’attributs individuels précis. Cette idée d’être un centaure mi-humain mi-fantôme, de ne plus être tout à fait certain d’être quelqu’un - mais plutôt une entité. Concrètement, cela m’a amené dans des états d’altération de conscience vraiment extrêmes, à un retour à l’enfance. Lettre infinie naît de ça. En réalité, ce sont des textes sont des souvenirs que j’avais déjà écrits enfant. Je me suis dit : « tout ce que j’ai été n’a pas de sens, je suis exactement l’enfant qui n’était non pas un humain mais un xénogenre, une entité qui n’avait ni genre, ni biologie précise » - ça vient vraiment de cette faille.”
Cette manière d’écrire dans ou depuis une altération rappelle les mots de Gloria Anzaldúa, qui a défini son écriture comme un espace liminal et chamanique. Une interface traversée par des visions : “Quand je crée des histoires dans ma tête, c’est-à-dire quand je laisse les voix et les scènes se projeter sur l’écran de mon esprit, je “transe”. Longtemps, j’ai pensé que je devenais folle ou que j’avais des hallucinations. Mais je me rends compte maintenant que mon travail, ma vocation, est de me livrer au trafic d’images.”
Remedios Varo, "Papilla estelar", 1958. Coll. FEMSA, Monterrey, México.
Voix démultipliées
Parler des mécaniques d’écriture qualifiées de médiumniques, dissociatives, viscérales, ouvre en réalité la porte vers une analyse plus politique et bien plus vaste et fluide de l’écriture de soi. Les luttes féministes ont largement insisté sur l’importance de reprendre le “je”, de le revendiquer, pour s’arracher au silence, au regard masculin, pour nommer son corps, son histoire, son existence. Partir de soi comme entité unique est nécessaire mais ne suffit pas : encore faut-il dépasser l’individualisme pour inscrire ce “je” dans une conscience collective, intersectionnelle, décentrée. Une subjectivité qui ne s’épuise pas dans l’expérience intime, mais qui se relie à d’autres corps, d’aux autres récits, entre transmissions souterraines et héritages partagés.
Au fil de notre échange, comprenant mon obsession du moment pour ce qui se joue derrière le “je” - toutes les influences, filiations et généalogies qu’il contient, Constant me recommande de lire Karen Barad, physicienne et théoricienne féministe. Dans Meeting the Universe Halfway, elle introduit le concept d’“intra-action”, qui se distingue de l’“interaction” classique : là où l’interaction suppose des entités déjà formées qui entrent en relation, l’intra-action pense que les entités émergent ensemble au sein de la relation. Il n’y a donc pas de “je” fixe qui précéderait l’acte d’écrire : le sujet se constitue avec, dans, et par les liens, les gestes, les affects et le contexte qui le traversent. Comment alors rendre justice à toutes ces influences, y compris les plus discrètes ? Ces idées semées par hasard, par une coïncidence, un mot lâché au détour d’une conversation et dont l’auteur·rice ne connaîtra jamais l’effet. L’écriture devient un processus relationnel, situé, enchevêtré, où s’élaborent des subjectivités multiples — et non l’expression d’un moi autonome. “Je” est constamment traversé·e et transformé par les autres, les vivant·es et les mort·es, les récits oubliés. “Je” est un nœud de relations, et non une propriété individuelle.
C’est ce que déploie sous un autre angle Trinh T. Minh-ha, autrice, réalisatrice et théoricienne de la littérature, dont j’ai lu la traduction de Femme, indigène, autre - Écrire le féminisme et la postcolonialité (éditions B42). Elle y propose une autre cartographie de l’écriture, une manière de décoloniser les notions de sujet, d’auteur·ice, de voix. Chez elle, l’écriture prend la forme d’une spirale : le "je" n’est jamais figé dans sa conception occidentale, mais toujours situé, mouvant, traversé par des voix multiples - de la mère, de la communauté, de la mémoire coloniale - en distinguant le “je” du “JE” :
“Ainsi, “JE” n’est ni un sujet unifié, ni une identité fixe. JE, en soi, n’est que strates infinies. Malgré nos sempiternelles tentatives désespérées de séparer, contenir, rapiécer, les catégories échappent toujours”. Ce à quoi elle ajoute “Je dis que j’écris quand je perds la parole, quand je perds tout contrôle d’elle et que je la laisse tracer son chemin propre. Ma présence ne sert qu’à lui offrir un autre canal. Pourquoi considérer les aspects individuels sous-jacents aux notions “écrivain·es” ou “auteur·ices” comme les projections d’un individu isolé, plutôt que comme la conséquence de notre manière courante de nous emparer des textes ? Car l’écriture, comme un jeu qui brave ses propres règles, est une pratique ininterrompue qui ne vise pas à faire exister un “moi” dans le langage, mais à ouvrir une brèche dans laquelle le “moi” disparaît, pendant que le “Je” existe par intermittence.”
Des voix occultes, le prolongement s’impose vers les voix occultées. L’une comme l’autre ne sont pas de simples curiosités historiques ou ésotériques : elles nous parlent des limites d’une rationalité patriarcale et occidentale, celle d’un “je” cloisonnant. Rationnels ou non, il existe bien des mondes au-delà de ce “je”, comme une invitation à accueillir la complexité des nos subjectivités, à écouter les voix qui dérangent, à reconnaître que l’écriture est aussi un espace en perpétuelle transformation, des autres et de soi.
Femme, indigène, autre - Écrire le féminisme et la poscolonialité, Trinh T. Minh-ha, éd. B42
Cités dans l’article :
Stéphanie Peel, Les voix invisibles. Médiumnité féminine ou le pouvoir d’écrire, éditions MagiCité, 2025.
Hildegarde de Bingen, génie cosmique, série documentaire, France Culture.
Trinh T. Minh-ha, Femme, indigène, autre – Écrire le féminisme et la postcolonialité, trad. française, éditions B42, 2023.
Karen Barad, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Duke University Press, 2007.
Ce que je n’ai pas cité (car l’article était déjà trop long) :
Monique Wittig, Le Corps lesbien, éditions de Minuit, 1973.
Elle y invente le « j/e », pour court-circuiter le genre et ouvrir une voie d’écriture dégenrée.Starhawk, notamment dans Rêver l’obscur - Femmes, magie et politique, qui propose la notion de « pouvoir du dedans » (éd. Cambourakis).
Jennifer Higgie, The Other Side: A Journey into Women, Art and the Spirit World, Weidenfeld & Nicolson, 2023.
ORLAN, entretien dans CENSORED 01 – Command and Control, où elle remplace le « je » par le « nous » dans l’un de ses textes.