CARNET DE RECHERCHE : INTRICATIONS DE JOSÈFA NTJAM

Le format Carnet de recherche propose de revenir sur une œuvre ou un objet de recherche, en cours ou abouti, en explorant ses coulisses, avec la complicité de la personne qui l’a fait naître. Cette semaine, Censored a proposé à l’artiste Josèfa Njtam de dévoiler l’envers du décor de son exposition INTRICATIONS qui se tient jusqu’au 11 janvier 2026 à l’IAC de Villeurbanne.

Par Clémentine Labrosse

Photo : Josèfa Ntjam par Sarah Makharine

L’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne accueille jusqu’au 11 janvier 2026 la plus vaste exposition de Josèfa Ntjam à ce jour. Intitulée INTRICATIONS, elle réunit dans une dizaine d’espaces et 1200 mètres carrés un ensemble d’œuvres produites depuis 2020. Ce mot, appartenant au champ lexical de la physique quantique, énonce ceci : deux particules, même séparées par des années-lumière, peuvent continuer à vibrer ensemble. Cette image me semble plus que pertinente pour approcher une œuvre qui travaille les liaisons invisibles, les récits disloqués, les présences multiples. J’avais déjà eu la joie d’interviewer l’artiste pour un numéro papier de Censored intitulé Living in a Fantasy World?, qui invitait à réfléchir aux manières non hégémoniques d’habiter le monde. Depuis, j’ai suivi les évolutions de sa pratique, ses récurrences, ses forces. En 2021, elle disait :

« Les abysses, les grottes, les caves, les forêts, sont des endroits où la lutte prend place, peut se cacher et d’où elle peut surgir. »

Ce qui m’a toujours frappée dans le travail de Josèfa Ntjam, c’est la manière dont elle construit un univers gouverné par la poïétique. Un espace où poésie et politique se confondent, où formes, matières et récits scientifiques deviennent des outils de réécritures. Son œuvre est autant traversée par les sciences, les récits militants, les traditions orales, les cosmologies. Mais ce qui me traverse le plus dans son travail est sans doute sa grande force narrative. Dans un monde où les récits dominants verrouillent nos lectures du réel, semer le trouble, c’est aussi s’armer d’autres histoires. Josèfa Njtam s’empare de fragments perdus, de voix empêchées par le colonialisme, d’archives confisquées, pour les recomposer, et faire naître des mondes où les limites se brouillent : humain et non-humain, histoire et mythologies. Elle ne documente pas mais fabrique, compose. Persona, avatar récurrent, ou Martha, inspirée de Marthe Ekemeyong Moumié, sont des figures mouvantes, fictionnalisées, mais jamais détachées du réel. Elles traversent le temps, les corps, les données. La fiction, chez l’artiste, n’est pas une échappée : elle est amplification. La commissaire de l’exposition, Sarah Caillet, le formule ainsi : « Marthe Ekemeyong Moumié, Elisabeth Djouka, Mafory Bangoura s’y tiennent en veille, gardiennes de récits qui vont nous être racontés. Dans leur sillage, Persona, Marthe et Saturna, avatars mouvants, incarnés sans être assignés, sont traversés de voix, de corps et de données. Elles ne parlent jamais depuis un “je” unique, mais depuis un réseau. Celui des mémoires noires, des lignées matriarcales, des identités queer et des histoires occultées. »

La matérialité des œuvres, composite et dense, participe de cette dérive spéculative : métal, résine, algues, données numériques, textures artificielles, IA, voix. On y croise des créatures amphibies, des systèmes hybrides, comme le plancton, ni tout à fait végétal, ni tout à fait animal, et des écosystèmes-frontières comme les mangroves. Il ne s’agit pas de juxtaposer des techniques ou des formes, mais de composer un monde poreux, en tension, où son imaginaire agit comme force de déplacement.

Sanctuaire des pluies anciennes, Josèfa Ntjam, 2025, vue d'expo INTRICATIONS, IAC Villeurbanne 2025. Photo : Ivan Erofeev

motion sickness, Josefa Ntjam, 2025, vue d'expo INTRICATIONS, IAC Villeurbanne 2025. Photo : Ivan Erofeev

Pour ce carnet de recherche, voici quelques inspirations, faits ou mythologies que j’ai pu découvrir. Les éléments que vous allez voir et lire ne sont pas toujours des œuvres elles-mêmes, parfois des fragments de recherche et d’observation, rassemblant notes, impressions et explications issues de la documentation de INTRICATIONS.


Elisabeth Djouka

Parmi les figures historiques qui traversent INTRICATIONS, il y a Elisabeth Djouka. Militante camerounaise, engagée dans les réseaux maquisards de l’UPC, elle joua un rôle clé dans la logistique de la lutte anticoloniale : hébergement, transmission de messages, circulation de matériel. Arrêtée, emprisonnée, oubliée, elle incarne ces femmes qui ont tenu la révolution depuis l’invisible. Dans l’installation immersive Sanctuaire des pluies anciennes (2025), son visage et son nom réapparaissent : une forêt sculpturale où des figures de résistance côtoient des créatures mythologiques issues des cosmogonies d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest. Pour la première fois, Ntjam déploie ses œuvres numériques à l’échelle du corps humain. Les avatars, les textures, les voix forment une topographie de la mémoire.


Josèfa Ntjam, matter gone wild, 19 min, Video HD. Written and directed by Josèfa Ntjam, in collaboration with Sean Hart and Nicolas Pirus. Co-produced by Aquatic Invasion Production, Fonds [SCAN], Fondation Pernod - Ricard. © ADAGP, Paris, 2023 Courtesy de l'artiste

Matière noire

« J’ai ingurgité la matière noire. (…) Je suis une multitude de nuances de noir. J’adorerais ne pas avoir besoin de la lumière pour prouver mon existence. » Extrait de la vidéo matter gone wild (2023), ce passage illustre l’usage central de la métaphore chez Josèfa Ntjam. Elle y imagine le personnage de Saturna, jumelle de Persona, faite d’antimatière et animée par une rage noire. Josèfa Njtam utilise l’image de la matière noire, à la fois comme donnée scientifique et image poétique : invisible, indétectable, elle compose pourtant 85 % de la masse de l’univers et ne se révèle qu’à travers ses effets sur la matière visible. Elle devient langage : ce qui échappe mais structure, une image de la blackness, ce pouvoir invisible, ou plutôt invisibilisé, qui agit de manière déterminante sur le monde.


Incubateur de révolte, Josefa Ntjam, 2025, vue d'expo INTRICATIONS, IAC Villeurbanne 2025. Photo : Ivan Erofeev

Incubateurs de révolte

Comme tout droit sortis d’un film de science-fiction, les Incubateurs de révolte se présentent comme des cellules d’entraînement au soulèvement, équipées d’un tapis roulant. À l’intérieur, des vidéos, proches de tutoriels, livrent outils et conseils pour mener à bien l’insurrection. Josèfa Ntjam explique : « La révolte ne peut pas être faite en étant statique. Naviguant continuellement dans l’inconfort en tant que personnes racisées, on ne peut pas appuyer sur pause. » Le dispositif traduit cette idée : la révolte est un entraînement permanent, un mouvement continu qui nécessite engagement, vigilance et action collective. Les incubateurs deviennent un espace d’expérimentation où fiction et pratique politique se croisent.


Représentation d’une naine blanche

La découverte d’une planète riche en calcaire

En 2023, une équipe d’astronomes de l’Université de Warwick (Royaume-Uni) a détecté des traces de calcaire, ou carbonate de calcium, dans les débris d’une planète en orbite autour d’une naine blanche, c’est-à-dire une étoile arrivée en fin de vie. C’est la première fois qu’un tel matériau, généralement formé sur Terre par la sédimentation des organismes marins, est identifié au-delà du système solaire. Cette découverte suggère que cette ancienne planète a pu abriter de l’eau, voire des conditions favorables à la vie. Dans swell of spaec(i)es, Josèfa Ntjam s’empare de ce fait scientifique pour imaginer une « planète coquillage » : un monde organique et lumineux, où le plancton, source du calcaire, aurait été transporté à travers l’espace par le serpent céleste, envoyé par Amma, dieu créateur dans la cosmogonie dogon. En reliant observation astronomique et récit mythologique, l’artiste rappelle que, dans l’infini de l’univers, tout est intriqué : matière, mythe et mémoire.


Représentation supposée de Yauske (à gauche) au XVIIè siècle / The Picture Art Collection

Yasuke

Yasuke, souvent décrit comme le premier samouraï noir, a vécu au Japon au XVIᵉ siècle. Esclave affranchi devenu guerrier au service du seigneur Oda Nobunaga, il incarne une figure d’émancipation qui a nourri de nombreux imaginaires afrofuturistes. Dans son photomontage Underground Resistance – Living Memories #3, Josèfa Ntjam convoque sa présence parmi d’autres figures de résistance : Nsaku Nevunda, les Black Panthers, ou encore les révoltes des banlieues françaises après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Le photomontage, pratique centrale chez Josèfa Ntjam, est une forme de peinture digitale composée d’images superposées, parfois par centaine, jusqu’à créer des micro-organisations visuelles. Sous le microscope, ces assemblages révèlent de nouveaux écosystèmes, où mémoire et biologie se confondent. Comme un réseau vivant, ces images questionnent la manière dont les luttes et les histoires s’infiltrent dans nos sociétés.


INTRICATIONS est à découvrir à l’IAC de Villeurbanne jusqu’au 11 janvier. Infos ici. Suivez le travail de Josèfa Ntjam sur son site internet ou ses réseaux sociaux.

Josefa Ntjam, 2025, vue d'expo INTRICATIONS, IAC Villeurbanne 2025. Photo : Ivan Erofeev

Retrouvez ici le site internet de Delphine Dénéréaz et suivez-la sur les réseaux sociaux.


POUR ALLER PLUS LOIN

Voici une courte sélection (non-exhaustive) de livres en lien avec l’univers de l’artiste Josèfa Njtam

Le Mont Analogue, roman d’aventure inachevé de René Daumal écrit entre 1939 et 1944, évoque un mont sacré reliant la terre à l’au-delà. Par le récit d’une expédition imaginaire vers ce centre originel du monde, Daumal propose une quête à la fois spirituelle et poétique. Cette référence nourrit le travail artistique de Josèfa Njtam.

Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire (éd. Brook), cité par Josèfa Njtam dans la présentation de l’exposition, est un ouvrage de Stefano Harney et Fred Moten publié en 2013. Il propose une critique radicale du capitalisme racial et imagine des formes d’expérimentation sociale collective entre résistance, étude et création partagée.

Non-noyées. Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marines d’Alexis Pauline Gumbs est un livre de méditation et de résistance, inspiré par les enseignements des mammifères marins. À la croisée de la poésie et de la science, l’autrice propose une réflexion sur la survie, la justice sociale et les solidarités interespèces.

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