REDÉFINIR LA NATURE AVEC EMMA BIGÉ ET CLOVIS MAILLET
Dans un contexte où les néofascismes instrumentalisent peurs climatiques, paniques trans et rejets migratoires, Emma Bigé et Clovis Maillet proposent une réponse écotransféministe. Leur livre du même nom, Écotransféminismes (éd. Les Liens qui Libèrent), explore des pratiques et des imaginaires qui vont de l’apprentissage à vivre dans des mondes toxiques au deuil, du sexe aux transparentalités, pour montrer que les luttes écologiques, féministes et trans ne sont pas séparées, mais s’entrelacent et s’amplifient mutuellement. En mêlant savoirs anciens de l’histoire médiévale, philosophie contemporaine et expériences du corps, iels recherchent une manière de s’ancrer dans des luttes concrètes, humain·es et non-humain·es, pour construire des mondes communs. Contre les logiques de pureté écologique et d’éradication, iels ouvrent des voies où la puissance des vies trans devient ressource pour résister collectivement aux destructions en cours, semant des alliances fécondes vers des contre-mondes émancipateurs.
Par Clémentine Labrosse
Emma Bigé et Clovis Maillet, Lecture-performance lors de La nuit des cabanes, Villa Médicis, Rome, juillet 2025. © Photo : Daniele Molajoli - Claudia Gori - Emilia De Leonardis.
« Aux confins de la biologie, nous avons découvert que l’accusation d’appartenir à la contre-nature s’effondrait devant le constat que nous sommes la nature, celle qui se défend, qui refait les sexes et qui vit. »
Vous publiez un livre à deux voix. Au-delà de votre rencontre, qu’est-ce qui vous a intéressé·es l’un·e chez l’autre ?
Clovis Maillet : Emma et moi nous sommes rencontré·es lors d’un atelier autour de l’œuvre de Donna Haraway, où nous avons tout de suite vu des convergences dans nos analyses. Quelques semaines plus tard, Emma écrivait un article en réaction au débat sur les parentalités trans au Sénat (qui a notamment décidé d'interdire aux hommes trans de bénéficier de l'aide à la procréation) et m’a sollicité pour apporter une profondeur historique sur les parentés trans au moyen âge. Mes commentaires ont abouti à un article commun, notre première expérience de co-écriture. Quand Emma m’a ensuite sollicité pour rejoindre son travail sur les écologies trans, j’ai accepté car je réfléchissais déjà aux rapports entre personnes trans et environnement dans le passé. Notre échange a duré presque deux ans. Le livre s’est beaucoup construit aussi dans le cadre d’un programme pédagogique en Suisse, auquel j’avais invité Emma, et où nous avons partagé des propositions théoriques et des lectures avec un groupe étudiant.
Emma Bigé : Nos ancrages disciplinaires sont très différents : Clovis est historien, spécialiste du Moyen Âge et de la parenté chez les saint*es ; moi, je suis philosophe, plutôt tournée vers les études queer et trans contemporaines. Cette profondeur historique qu’amène Clovis se marie bien avec les questions qui se posent dans les écologies queer et trans, notamment parce que l’une des accusations qui est souvent portée à l’encontre des personnes trans, c’est notre prétendue nouveauté, comme si les existences trans n'étaient possibles qu'avec l'essor du technocapitalisme. Une des choses que donne Clovis à ces débats, c’est un souffle différent, la sensation d’une ancestralité longue dans laquelle on peut s’inscrire, ce qui évite de rester enfermé·e dans un temps ultra-présent. Nous avons aussi en commun, au-delà des sciences humaines, des pratiques artistiques, puisque nous sommes performeur·euses et pédagogues en écoles d'art. C’est quelque chose qui compte, en un sens, car il s’agit à la fois de transformer les savoirs académiques pour qu’ils circulent ailleurs et de veiller à la manière dont le style ou la présentation des idées affecte leur circulation. C’était l’un de nos enjeux : écrire autrement les vies trans, sans les figer comme le font souvent les textes universitaires, comme des objets distants.
Écotransféminismes est un néologisme que vous qualifiez aussi d’agglutination entre “écologie”, “trans*” et “féminisme”. II m’a fait penser au terme écoféminisme, et au fait que dans l’histoire l’écoféminisme a pu traîner un bagage essentialiste et être un terrain glissant. Qu’est-ce qu’il déplace, selon vous, par rapport aux imaginaires attachés à ces termes isolés, et qu’apporte-t-il de nouveau ?
Emma Bigé : Donna Haraway a une phrase qui résonne comme un slogan pour nous : “fonctionner par addition plutôt que par soustraction”. Dans l’histoire des écologies et des féminismes, beaucoup de moments ont des angles morts, c'est vrai. Plutôt que de les rejeter, nous choisissons de nous y additionner : par exemple, plutôt que de rejeter la première vague du féminisme qui s'est dédiée aux droits politiques des femmes bourgeoises blanches comme une lutte dépassée, il s'agit de s'y ajouter, de s’inscrire dans son héritage et de le multiplier en poursuivant la poussée. Rappelons aussi que c'est au cours de cette première vague que le mot “féminisme” est inventé, et qu'il est d’abord une insulte qui désignait des hommes favorables aux droits des femmes, vus comme “atteints de féminisme”, c’est-à-dire perdant leur caractère masculin. Nous sommes parti·es de cela : le féminisme est, depuis ses débuts, y compris dans le féminisme bourgeois, une maladie transgenre !
L’écoféminisme, c’est encore une autre histoire, qu'on aborde finalement assez peu dans le livre. Émilie Hache, à qui l'on doit la très importante anthologie Reclaim! Recueils de textes écoféministes, nous a récemment interrogé·es là-dessus. Et ce qui est certain, c'est qu'il y a, dans les écotransféminismes, un héritage important dans ce que l’écoféminisme a désigné comme la double violence faite aux corps “féminisés” (ceux des femmese en particulier, mais aussi ceux des homosexuels, par exemple) et aux corps jugés naturels. Face à ce double extractivisme des corps féminisés et des corps naturalisés, l’écoféminisme a souvent fait le choix de l’essentialisme stratégique, qui consiste à dire "des savoirs ont été brisés au cours de l’histoire du capitalisme patriarcal ; on les a brisés en les appelant “savoirs de femmes” ; et nous avons besoin de nous en revendiquer". Or, il y a un risque dans cette stratégie : celui d’assigner aux femmes le travail du soin, d’être avec les mort·es, le travail de s’occuper des générations. Glisser “trans” entre “éco” et “féminisme” a pour effet de compliquer les choses : cela permet de rappeler qu’il est possible de naviguer entre ces rôles “masculins” ou “féminins”, voire de se tenir au milieu ou en dehors de la binarité. Au lieu d’essayer de dégommer les essences, il s’agit donc plutôt de les compliquer, de ménager des possibilités de passages ou d’existences intermédiaires.
César et Merlin métamorphosé en cerf (France, Tours. Bibliothèque municipale, Ms. 951 f. 321)
Question à Clovis Maillet
De quelle manière ton travail d’historien médiéviste et la philosophie éclairent-ils les écotransféminismes ?
Il existe des éclairages que l’on peut tirer des sources médiévales (et notamment de la littérature de cette période). Il est rare, à cette période, qu’une transition de genre ne concerne que le genre. Il est beaucoup plus fréquent qu’une transition de genre s’articule avec une transition d’espèce. Je donne l’exemple de l’une des continuations du roman de Merlin. Merlin est un être trans-spécifique : fils d’une pucelle et d’un démon - ce qui est déjà une alliance entre des contraires - capable de se transformer en cerf, alternant entre apparence humaine et apparence animale. Même sous sa forme humaine, il garde parfois des traits de son être sauvage. Pour le piéger, il est attiré par un banquet de civé au miel, auquel, soi-disant, les animaux ne peuvent résister. Capturé, Merlin se venge en “outant” devant tout le monde les douze suivantes de l’impératrice – qui sont des femmes trans et aussi ses amantes – à la cour de l’empereur Jules César, et en déclarant que le meilleur chevalier au service de l’empereur est trans. Ce texte montre l’articulation entre un personnage vivant à moitié dans la forêt, proche des autres espèces, et sa capacité à créer du lien, y compris pour “embêter”, avec les personnes transgenres qui vivent à la cour. Le roman détaille même une “recette” pour aider les suivantes de l’impératrice à limiter la croissance de la pilosité faciale à l’aide de ressources botaniques. C’est un exemple parmi d’autres qui montre que les alliances trans-spécifiques et les questions trans existaient dans la littérature médiévale, de manière un peu plus complexe et imagée, et peut-être un peu plus émancipatrice aussi. Penser cette alliance sur la longue durée n’a pas pour but de revenir au Moyen Âge, mais d’offrir des outils pour imaginer aujourd’hui des luttes pour notre survie collective, afin que les différentes espèces et les différents genres puissent travailler ensemble.
Question à Emma Bigé
De quelle manière ton travail de philosophe ou encore de danseuse nourrit les écotransféminismes ?
L’angle que nous avons favorisé dans ce livre est celui de ce qu’on pourrait appeler des pratiques trans. Quelles pratiques collectives le fait de vivre dans un monde qui rend nos vies impossibles et particulièrement tuables, nous obligent à inventer ? Voilà un peu la question du livre, et qui était déjà, en un sens, mon angle de travail à travers la danse : je suis fascinée par ce que les personnes font pour désapprendre les chorégraphies qui leur sont imposées. C’est ce que font les danseureuses, et ce que font aussi, de manière très différente, les communautés trans quand elles essayent d’inventer des modes d’existence et de relation alternatifs.
De ce point de vue-là, le chapitre consacré au deuil, “Deuiller les extinctions” est peut-être le plus frappant. Il mobilise ce verbe proposé par la poétesse et danseuse Léa Rivière, deuiller, pour s’efforcer de nommer quelque chose qui relève d’un faire : l’idée, c’est que le deuil n’est pas seulement quelque chose qui te tombe dessus lorsque tu perds quelqu’un·e ; c’est aussi quelque chose tu peux t’entraîner à faire. Dans ce chapitre, nous montrons que les communautés trans, depuis plus de vingt ans, pratiquent ce deuil collectivement et dans l’espace public, par exemple lors des TDoR (Transgender Day of Remembrance), où chaque 20 novembre on nomme les mort·es de l’année. Se réunir, avoir le désir de pratiquer ensemble les pleurs, c’est aussi une technique pour vivre au milieu des extinctions et affronter la mort dans un monde extractif. C’est pour moi l’endroit où se rejoignent philosophies de la danse et philosophies trans, se dire : et si on envisageait les transitions, les pratiques et les vies trans, comme des manières de faire exister d’autres mondes ?
Comment, à partir de l’étymologie de nature – ce qui vient de naître, celleux qui restent à naître – et de la puissance du devenir, peut-on comprendre et revendiquer un sens de la nature moins figé face à sa prédation conservatrice ?
Clovis Maillet : Nous avons voulu partir d’un sens plus ancien du mot nature, en sachant que dans les études environnementales, ce mot semble brûlant parce qu’on a eu tendance à le figer. Nous prenons donc natura au sens du participe futur, ce qui signifie “en devenir” et même peut-être un peu au sens médiéval natura naturans, la puissance créatrice du vivant - quelque chose qui est en perpétuel devenir. Au Moyen Âge, on disait aussi Natura, id est est Deus, la nature c’est Dieu, Dieu comme puissance créatrice. Cela veut dire aussi qu’il y a eu une longue histoire de discriminations liée à cet usage de la nature. La contradiction que nous essayons de résoudre est celle-ci : si la nature est une puissance créatrice et du devenir, et qui est donc par définition trans, pourquoi dans notre société, nous, en tant que minorités de genre, serions en-dehors de la nature, “contre-nature” ? Pour cela, il faut comprendre ce que signifiait “contre-nature” au départ, et c’est aussi un problème de théologie médiévale. Entre le XIᵉ et le XIIᵉ siècle, lorsqu’est instauré le sacrement du mariage et que la sexualité légitime est définie, un grand nombre de sexualités est écarté. L’idéal de l’Église n’est pas de sexualité du tout ; seule une petite concession est faite à la sexualité reproductive dans le cadre du mariage. Toute sexualité qui n’a pour seul but que le plaisir est alors considérée comme contre-nature. Pierre Damien en définit quatre types : l’auto-sexualité, la masturbation non reproductive, les relations sexuelles anales entre hommes, et les relations sexuelles non consenties entre humains et animaux. À partir de cette idée, la sexualité entre hommes devient le socle de la sexualité contre-nature, parce qu’elle est la plus facilement observable et dénonçable, et qu’elle sera désignée successivement comme le vice contre-nature, le péché contre-nature, puis la sodomie.
Cela fait donc très longtemps que les minorités sexuelles, puis de genre, ont été exclues de la nature, alors même qu’elles existaient aux yeux de tous. C’est donc plutôt une construction rhétorique que nous essayons de défaire et de reprendre à notre compte, pour nous dire que peut-être nous pouvons nous réapproprier ce terme de “nature”, en pensant bien aux raisons pour lesquelles on nous a fait passer dans ce “contre”. Pour reprendre Isabelle Frémeaux et Jay Jordan, qui s’inscrivent dans les mouvements de lutte contre le capitalisme et dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : nous sommes la nature qui se défend. Cela signifie que nous ne défendons pas la nature, mais que nous en sommes collectivement parties prenantes.
Emma Bigé : Une des voies du livre est de cheminer avec d’autres vivant·es que des humain·es, chez qui des transitions de genre apparaissent, non pas pour dire “vous voyez, si les poissons-clown le font, nous pouvons aussi”, mais pour observer comment ces vies non humaines trans sont décrites, souvent avec des biais transphobes ou patriarcaux. On le voit notamment avec les créatures dont les transitions sont liées à la pollution : les perturbateurs endocriniens, en particulier, sont souvent l’occasion de reportages “piège-à-clic” qui n’hésitent pas à mobiliser des rhétoriques anti-trans – du genre “la pollution fait transitionner les poissons, il faut l’arrêter.” C’est un raisonnement dysfonctionnel : bien sûr, il faut lutter contre les grandes entreprises pollueuses ; mais pas parce qu’il y a plus de poissons trans. M. Murphy, unx écologue autochtone spécialiste de la pollution, a très bien nommé ce problème en enquêtant sur les gobies à taches noires, une espèce qui prolifère notamment dans les détritus au fond des lacs. Ces poissons, qu’on désigne comme “invasifs”, non seulement se sentent particulièrement à la maison dans les ordures, mais ont tendance à y exhiber une grande variété de comportements de genre, d’une manière qui ne leur arrive pas ailleurs. Une réaction classique serait : pollution du lac = poissons contre-nature, -> il faut tout éradiquer (poissons trans + pollution). Une autre approche, du point de vue des écotransféminismes, serait de dire que cette diversité de genre chez les gobies est un fait souhaitable, et qu’on peut célébrer cette diversité sans approuver la pollution. C’est une ligne de crête difficile sur laquelle cheminer, mais il nous paraît important de maintenir cette logique, car les écologies de la pureté qui veulent non seulement éliminer la pollution mais aussi les créatures issues des environnements pollués relèvent d’une logique de l’éradication qui pourrait bien coûter la vie à un nombre croissant de personnes. Cette logique a déjà mené à l’élimination de personnes dissidentes de genre, des personnes handies, et des personnes autochtones, toujours dans le fantasme d’accéder à un environnement enfin “pur” depuis lequel on pourrait “recommencer”.
Tout votre texte est traversé par des exemples d’humain·es et d’animaux. Je retrouve un écho avec le propos de Myriam Bahaffou dans Éropolitique, qui dit : « Humaniser autrui, voilà une aspiration politique obsolète et anti-écologique, dont l’échec est accablant sous le capitalisme patriarcal et colonial. » Comment ce point de vue éclaire-t-il votre lecture des luttes animales et de l’Anthropocène ?
Clovis Maillet : Dans les combats que nous partageons avec Myriam Bahaffou, il y a l’idée de remettre l’antispécisme au cœur des théories écologiques, en partant du principe que l’être humain n’est pas la mesure de toute chose, mais qu’il faut au contraire se décentrer pour envisager un avenir commun avec des espèces humaines et non humaines, compte tenu de notre place sur le globe. Myriam Bahaffou souligne aussi que cela ne sera possible collectivement qu’en le montrant désirable. Il est plus désirable d’imaginer vivre avec des égaux au-delà des barrières d’espèces que de prolonger la domination dans la nécropolitique capitaliste. C’est une ligne délicate : ne pas minimiser la catastrophe et le deuil collectif du monde qui a existé, tout en proposant des narrations et en multipliant les sources qui ouvrent des portes de sortie et des voies révolutionnaires auxquelles nous aspirons collectivement.
Emma Bigé : À un moment dans le livre, on parle des chapons et des poulardes, c’est-à-dire des coqs et des poules qui sont élevées pour la consommation de leur chair et auxquelles on retire les organes génitaux (une chirurgie génitale non-consentie si vous voulez). Une fois de plus, on a affaire à des animaux qui sont, comme de nombreux animaux domestiques, des animaux trans. On retrouve là un parallèle avec ce qu’étudie Myriam Bahaffou, qui pense depuis un féminisme décolonial vegan et qui, comme beaucoup d’antispécistes, réfléchit à la relation entre régimes carnivores et capitalisme extractiviste contemporain : comme elle, nous pensons que les pratiques de destruction de l’environnement sont liées à la pratique de consommation massive de la chair des animaux A cette idée très forte de l’antispécisme, on propose d’ajouter l’idée que le régime capitaliste n’est pas seulement un régime carnivore, mais un régime transvore : un régime qui mange et tue des (animaux) trans. Nous pourrions trouver là un noyau non-humain de la transphobie : avant de tuer des personnes trans, on tue des animaux trans. Voilà un bon exemple de coalition écotransféministe, ou comment étudier les vies trans, c’est étudier la déshumanisation de certaines créatures, humaines et non-humaines, expulsées hors de l’anthropos, cette formation sociale, ethnoclasse bourgeoise, blanche et masculine que l’on a appelée l’Homme. Cela représente beaucoup de monde, voire la majorité des créatures terrestres. Un des slogans du livre, on le doit à Fred Moten, théoricien des études noires, qui écrit : “Je n’ai pas besoin de ton aide, j’ai juste besoin que tu comprennes que cette merde te tue toi aussi, même si elle le fait plus lentement.” Cette phrase me semble très opératoire au regard de ce que nous essayons de faire, à savoir dire que nous ne sommes pas à la recherche de compassion des personnes cis qui viendraient aider les personnes trans. Nous avons besoin qu’on comprenne que la déshumanisation des vies trans est en fait une déshumanisation qui touche tout le monde, qui vient contrôler et empêcher tout le monde sous la forme du flicage de avec qui on est capables de s’allier ou pas.
Tout votre travail sème un trouble disciplinaire en mêlant de nombreuses sources de savoirs, oraux, populaires, artistiques, magiques, scientifiques. Le champ historique, les luttes et les sortilèges, autant que la vie des escargots ou des poissons, et l’industrie pharmaceutique. De quelle manière pensez-vous ce décloisonnement ?
Emma Bigé : La bibliographie du livre mélange volontairement théorie et fiction. Nous l’avons fait parce que des constructions de savoirs alternatifs passent souvent par la science-fiction ou la littérature, des textes dont nous avons urgemment besoin, y compris en sciences humaines, surtout lorsqu’il s’agit de vies marginalisées. La fiction permet d’imaginer des mondes où nos vies sont possibles, où la transphobie extractiviste n’est plus dominante. Cela crée du souffle, une direction, et nous rappelle que nous vivons déjà dans ces contre-mondes. Ils sont dans des espaces associatifs, de solidarité, de plaisir ou de fête, et les objets littéraires, pratiques magiques ou artistiques s’en inspirent.
Clovis Maillet : Cela dit, nous sommes aussi conscient·es que les récits trans-écologiques séduisent l’imaginaire, à condition que cela reste justement cantonné au monde de l’imaginaire, de la littérature et de la fiction C’est d’ailleurs pourquoi on en trouve autant. Mais c’est aussi un piège : les questions queer et trans sont souvent tokénisées, visibles à condition qu’elles ne revendiquent pas de droits concrets. Notre choix est de montrer cette inventivité conceptuelle tout en agissant dans la lutte politique, en prenant au sérieux cet espoir.
Emma Bigé : De ce point de vue, c’est l’entre-tissage entre les voix de la fiction et celles des sciences de l’environnement qui prend tout son sens. Allier le plan de la fiction à celui des sciences de l’environnement, humaines et historiques, permet justement d’éviter que les voix trans soient cantonnées à un futur qui ne serait pas en prise avec les luttes écologiques concrètes.
Clovis Maillet : Il y a aussi quelque chose de spécifique dans la théorie trans, c’est qu’elle est souvent née des pratiques artistiques. On peut penser à Mon discours à Victor Frankenstein sur les hauteurs du village de Chamonix. Performer la rage transgenre, un essai fondateur des études trans par Susan Stryker, qui est aussi une performance. The empire Strykes backs, A post transexual Manifesto de Sandy Stone est aussi lié à sa pratique de performeuse. Ou plus récemment à des œuvres technocritiques comme celles Juliana Huxtable, qui proposent des pratiques trans d’alliance avec le plus-qu’humain (du monstre de Frankenstein aux hormones de synthèse et aux vaches exploitées dans les abattoirs). C’est vraiment cet aller-retour entre le monde de l’imaginaire et de la science sociale avec lequel on essaie de travailler.
Bigé, Emma & Maillet, Clovis. Écotransféminismes. Les Liens qui Libèrent, 2025, 272 pages. Infos ici.