ÉCRIRE À CONTRE-POUVOIR

Cet article inaugure une série consacrée aux enjeux de l’édition féministe, queer, antiraciste et anti-impérialiste indépendante. Il s’intéresse plus particulièrement à la place des auteur·ices, maillon central mais fragile de la chaîne du livre, dont la marge de manœuvre éditoriale est étroite, contrainte par la précarité du métier et des rapports de force inégaux : contrats verrouillés, absence de sécurité de revenus, droits d’auteur faibles. Écrit depuis mon regard de personne qui écrit, édite et traduit, il invite à repenser ce qu’est un·e auteur·ice, à sortir d’une vision hiérarchisée pour envisager tout le spectre des travailleur·ses du texte : auteur·ices, éditeur·ices, correcteur·ices, traducteur·ices, graphistes, et à reconnaître la valeur de ce travail collectif, souvent invisible, qui fait exister un livre. Le texte s’appuie sur les enjeux du boycott face à la concentration éditoriale capitaliste, la fragilité des auteur·ices et tentatives de résistance collective pour réfléchir à la manière dont l’émancipation éditoriale peut naître depuis les marges.

Leslie Feinberg / Beacon Press

En 2012, à contre-courant de la littérature soumise aux logiques marchandes, Leslie Feinberg fait un choix politique radical : rendre son best-seller Stone Butch Blues, un classique de la littérature queer et trans initialement publié en 1993, disponible gratuitement en ligne et interdire toute exploitation commerciale après une longue bataille pour récupérer ses droits. Sa décision s’inscrit dans une démarche de libération des idées : « give [Stone Butch Blues] back to the workers and oppressed of the world », écrira iel, affirmant son refus de voir la lutte trans et ouvrière être assujettie aux logiques marchandes. En France, une traduction du roman publiée par le collectif Hystériques & AssociéEs en 2019, rend l’intégralité du texte disponible gratuitement en ligne, tout en imprimant une édition papier vendue à prix coûtant, dans la continuité politique du geste original de l’auteur·ice et militant·e trans et antiraciste. Au-delà des personnes qui, comme Leslie Feinberg, souhaitent totalement faire sortir leur littérature des sphères commerciales, d’autres, partout dans le monde, essaient d’élargir leur marge de manœuvre au sein même de leurs dispositions contractuelles pour tenter de vivre de leur écriture de manière plus éthique et confortable pour des personnes déjà victimes de sexisme, de racisme, transphobie ou homophobie. Mais interrogeons-nous, tout de même : est-il si lunaire d’imaginer que le travail d’écriture ne dépende plus des règles capitalistes et succès commerciaux ?

Un peu de contexte sur les luttes éditoriales en cours

En France, les actions face aux logiques de concentration et d’indépendance éditoriale se sont illustrées à plusieurs reprises ces dernières années. En 2020 déjà, éditeur·ices indépendant·es et distributeurs annonçaient ne plus vendre leurs livres sur Amazon, assumant de prendre des risques économiques considérables pour défendre leur autonomie, et soutenant au passage le circuit des librairies indépendantes. En 2021, le collectif Éditer en féministes se crée pour questionner l’intérêt soudain des grands groupes pour les livres féministes en pleine vague MeToo et invite à la vigilance pour le jour où le féminisme ne serait plus “à la mode”. Dans le même temps, le collectif “Stop Bolloré“ s’organise face à la concentration éditoriale du groupe Editis. En 2023, la “guerre idéologique” menée par Vincent Bolloré en prenant le contrôle de Hachette monte d’un cran, ces stratégies on ne peut plus claires de verrouillage éditorial et médiatique menaçant la démocratie, indigne jusqu’aux auteur·ices de renom. Annie Ernaux le déclare : « Je n’apporterai en aucun cas ni ma voix, ni ma plume, à un média ou une maison d’édition sous l’emprise de quelqu’un sapant les valeurs démocratiques. » Nombreux·ses se disent prêts à boycotter ses maisons d’édition ou à refuser des interviews dans ses médias. Toujours en 2023, Les Soulèvements de la Terre déclenchent la campagne Désarmer Bolloré. En novembre 2024, 80 librairies annoncent boycotter Hachette en ne vendant plus ses livres. En 2025, plus d’une centaine de maisons d’édition indépendantes s’allient autour de Déborder Bolloré pour analyser et répondre aux dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché, depuis la perspective de chercheur·euses, imprimeur·euses, éditeur·ices et libraires.Parallèlement à ces remous, beaucoup se rejoignent politiquement mais certain·es souhaitent y apporter un regard plus nuancé : Comment boycotter ? C’est la question que pose la journaliste Pauline Le Gall en juin 2025 dans les Inrocks, qui cite la libraire Soazic Courbet dans le recueil Déborder Bolloré : “Quand on appelle au boycott de Bolloré, on s’attaque à 10 % du problème de la fascisation et de la précarité du monde du livre. Il y a toute une structuration à changer pour que tout le monde puisse survivre, et pas seulement les gros investisseurs.” Dans son article, elle rappelle, citant Armelle Laborie, que le boycott a surtout une valeur informative. Que faire, au-delà du boycott ? Pour beaucoup de personnes de l’interprofession, toutes ces opérations servent en grande partie à se connaître, s’allier, et voir à mutualiser ses forces et matérialités. On y reviendra.

Et la place des auteur·ices, dans tout ça ? En août 2025, la campagne « Déserte Hachette » est lancée sur Instagram via le compte Cher·e auteur·ice et sur le site Désarmer Bolloré. Invitant au boycott cette fois-ci mené par des auteur·ices, elle interpelle particulièrement les écrivain·es dont la notoriété leur donne la possibilité de choisir leur maison d’édition pour les interroger sur leur décision de publier chez un éditeur contribuant au projet réactionnaire de Vincent Bolloré : Mona Chollet, Marie Darrieussecq ou Alice Zeniter. “Parmi les dizaines de romans publiés par les maisons d’éditions du groupe Hachette dès la fin août, on retrouvera avec tristesse des auteur.ices qui nous sont cher.es, et avec qui l’on pensait partager à priori nos idéaux politiques. Iels publient des livres qu'on aurait hâte de découvrir s’ils ne finançaient pas un monde sans lendemain”. Le texte interroge : “Qu’est-ce qu’iels font ?”. La méthode : inviter qui le souhaite à adresser une lettre via une interface. Ses initiateur·ices défendent le fait qu’aucun courrier harcelant ou violent ne sera transmis, et argumente sur la dimension collective via des interpellations individuelles : “Il est probable que le courage de la sécession soit difficile à trouver quand on écrit son livre, seul.e et isolé.e. Quand on se sent tenu.e par certains liens de travail et de confiance déjà formés. Quand on évolue dans un monde d’idées au point d’oublier que le livre a malgré tout une existence matérielle et sociale. À nous de provoquer ce courage, par contagion, par la pluralité et la masse de nos missives.” Mais pour les auteur·ices précaires, la démarche suscite des critiques. Pour Tal Madesta, auteur publié chez Binge Audio, La Déferlante et journaliste, « concentrer cette campagne sur la responsabilité individuelle des auteur·ices, c’est ignorer complètement l’écosystème économique dans lequel on est pris·es. Le post visait évidemment les onze auteur·ices de gauche les plus connu·es, mais je trouve que politiquement ce n’est pas très opérant de s’adresser à onze personnes plutôt que de construire un mouvement collectif autour de questions comme l’accès aux droits sociaux ou la rémunération continue. C’est une approche très morale du problème qui laisse croire que les auteur·ices ont une réelle marge de manœuvre, ce qui n’est tout simplement pas le cas pour 99 % d’entre nous. » Pour la majorité des écrivain·es, dire « non » n’est alors pas une option. Idem pour l’autrice Pauline Harmange, dont le parcours éditorial est devenu emblématique au début de MeToo. Elle publie Moi les hommes je les déteste en 2020 dans la micro-maison d’édition Monstrograph, créée par Martin Page et Coline Pierré. Tiré à seulement 400 exemplaires, le livre aurait pu rester confidentiel, si Ralph Zurmély, haut fonctionnaire au ministère chargé de l’égalité femmes-hommes, n’avait pas menacé de l’interdire pour incitation à la haine. La polémique l’a aussitôt propulsé sous les projecteurs : il a été réimprimé, traduit, puis racheté par Fayard (Hachette). « J’ai un frigo à remplir, une enfant à nourrir. Comme tout le monde, je travaille pour vivre. Je suis une grande défenseuse de l’édition indépendante et 50 % de mes livres sont publiés par des éditeur·ices indépendants. Mais où est l’argent ? Déjà pas de ouf dans les grands groupes, mais alors pas du tout dans les petites maisons. (…) Les idéaux sont une boussole, pas une destination. On fait de notre mieux sur un chemin semé d’embûches infiniment plus grandes que nous. Je pense qu’il faut recommencer à croire en l’humain. Recommencer de croire que chacun, chacune, fait du mieux qu’iel peut, jusqu’à preuve du contraire, et sortir des logiques d’inquisition. » commente-t-elle.

Ouvrage collectif, Déborder Bolloré, coédition collective, CC BY⁠–⁠NC⁠–⁠ND, 2025.

Où est l’argent ?

Là où Bolloré et consorts veulent bien le mettre. Et dans la chaîne du livre, rien n’est laissé au hasard. Imaginez un gâteau. Dans l’édition française, le prix d’un livre se découpe en parts précises : environ 35 à 40 % pour la librairie, 10 à 15 % pour la distribution, 20 à 25 % pour la maison d’édition, et 8 à 12 % pour l’auteur·ice. À chaque achat, c’est donc tout un écosystème qui est nourri par le chiffre d’affaires généré par ce produit commercial, à l’exception de l’auteur·ice, qui perçoit des droits sur son œuvre. La répartition peut être radicalement différente lorsque le livre est publié dans une maison appartenant à un grand groupe comme Hachette : seulement 8 à 10 % reviennent à l’auteur·ice, et tous les autres revenus (hors TVA) alimentent le fonctionnement du groupe pour financer diffusion, distribution, médias partenaires, réseaux de communication, et même certaines librairies. De plus, que le livre se vende ou non, tout le monde touche a priori un salaire chaque mois et bénéficie des protections sociales correspondantes. Autrement dit, l’écrivain·e incarne la figure la plus précaire d’un système qui protège avant tout ses structures.

Mais tout ce système d’équilibre et la puissance éditoriale qui va avec n’est que fictive : leur rentabilité ne repose pas sur les ventes de livres. Protégées par les capitaux et activités extérieures du groupe, les grandes maisons sont souvent si éloignées de tout risque financier qu’elles publient des ouvrages sans toujours prendre la peine de les défendre (ou sans les défendre tout court) : promotion, le suivi, les rencontres en librairies ou les relations presse, alors même qu’elles en ont les moyens. Peu importent les ventes, peu importe l’auteur·ice, peu importe la surproduction. Pour un groupe comme Hachette, l’enjeu n’est pas la lucrativité éditoriale, mais l’extractivisme des idées, l’emprise et le contrôle des imaginaires. Bolloré, lui, va chercher ses profits ailleurs : rachat de ports en Afrique, investissements dans l’industrie de l’armement, domination sur des infrastructures stratégiques. Acheter un livre issu de cette méthode de production, c’est certes octroyer un soutien extrêmement temporaire envers un·e auteur·ice ou permettre à une éditrice féministe de toucher son salaire, mais surtout alimenter un empire politico-éditorial-médiatique qui verrouille la visibilité et concentre les richesses.

Du côté des maisons indépendantes, la question de savoir où se trouve l’argent est évidente : plus ou moins nulle part, puisque leur modèle économique repose seulement sur la vente de livres. Cela n’empêche pas de nombreux·ses éditeurices de faire leur maximum pour octroyer des à-valoirs décents (mais jamais aussi hauts que dans les groupes, c’est vrai) et des pourcentages de droits d’auteur généralement plus élevés. Les projets de livres se financent un peu grâce à des aides publiques nationales et régionales quand elles le veulent bien, du côté de fondations aussi (amenant son lot de questionnements éthiques) - et bien sûr des ventes. 

Pour les auteur·ices qui doivent garantir un minimum de rentrées d’argent, la tendance est évidemment à négocier l’à-valoir le plus élevé possible, afin que la maison d’édition, indépendante ou non, endosse le risque financier. Les maisons indépendantes prennent alors à la fois ce risque financier pour rester compétitives face aux « monstres » éditoriaux, à la fois le risque éditorial que les grandes maisons ne prendront pas : publier des voix ou des formats jugés trop peu bankables, quitte à ce que ces mêmes grandes maisons rachètent ensuite les droits. Le fameux système des « rachats en poche » illustre de manière criante comment le travail des indés est exploité par les grands groupes : lorsqu’un titre déjà paru les intéresse, ils n’ont qu’à racheter les droits pour des cacahuètes, capitalisant sur le premier succès de l’auteur·ice et tout le travail éditorial accompli dans des conditions précaires, voire gratuitement.

Au-delà de savoir où va l’argent, qui me semble être une vision court-termiste (et on n’y échappe difficilement), interrogeons-nous aussi sur la manière dont sa circulation est organisée dans un système si verrouillé. Comment ne pas comprendre que pour les auteur·ices qui souhaitent vivre de leur écriture, devoir choisir entre structure indépendante ou non n’est absolument pas prioritaire - tant que leur statut restera aussi précaire ? “On a un problème d’absence de continuité salariale et d’absence de certains droits sociaux dont le chômage. Nos salaires ne sont même pas des salaires puisqu’il s’agit d’avances sur ce qu’on va potentiellement vendre : il y a tout ce système de rémunération à revoir prioritairement si on veut que les auteurices aient un poids dans le rapport de force. Là on n’a aucun poids dans le rapport de force parce que nos conditions de travail sont totalement lunaires.” explique Tal Madesta. Dans les deux cas, les auteur·ices restent rémunéré·es uniquement en fonction du succès commercial de leurs livres. Leur travail n’est pas reconnu comme tel : ce qui est valorisé, c’est le livre comme produit et la rente générée par l’œuvre, pas le temps, l’effort et la créativité investis pour le créer. 

Travail invisible

Cette logique du marché ne se limite pas à la vente : elle structure toutes les étapes de la production, valorisant surtout ce qui rapporte et laissant dans l’ombre l’énorme quantité de travail invisible nécessaire pour qu’un livre voie le jour. C’est ce travail préparatoire et souvent non rémunéré qui nourrit la chaîne éditoriale et mérite enfin d’être reconnu. 

Prenons un exemple : la manière dont le monde de l’édition a réagi à “MeToo”. Partout, l’urgence est au dire. Le flot de contenus sur Instagram, loin d’être neutre, devient un entraînement à l’acceptation du travail gratuit, un terreau fertile à exploiter sous forme de livres. Pour les grands groupes, c’est du pain béni : leurs larges fenêtres de visibilité leur permettent de promouvoir primo-essayistes et romancièr·es tout en ayant un accès direct à de nombreuses théorisations des luttes. Mais c’est aussi une opportunité de rebattre les cartes : faire en sorte que la production éditoriale ne soit plus la chasse gardée d’universitaires ou de personnes privilégiées dont le salaire ne dépend pas de la production de livres, et ouvrir ainsi le monde du livre à des militant·es et aux personnes concernées par leurs sujets. Je dois bien admettre qu’avant d’écrire et d’éditer avec l’expérience que j’ai aujourd’hui, voir chaque nouveau livre féministe remplir les rayons des librairies me remplissait de joie. La manière dont un livre était produit restait alors au rang de l’impensé. C’est en me professionnalisant, en reliant étroitement mes pratiques à mes réflexions féministes, que j’ai compris que produire un livre est déjà un engagement, même au sein du monde capitaliste. Ne pas prendre en compte l’envers du décor, les coulisses de production dans les luttes, ne mènera jamais nulle part. Après plusieurs années qui ont surtout fait le beurre des maisons de ces groupes tout en contribuant à l’extrême-droitisation en défendant des titres aux idées opposées, des collections entières ont été ouvertes et s’ouvrent encore sur des lignes éditoriales féministes, queer et antiracistes, reposant sur l’accessibilité directe des sujets soulevés par les luttes, avec les budgets qui vont avec. 

Mais les réseaux sociaux sont loin d’être le seul endroit où s’accumule un travail invisible. Dans l’édition, savoir présenter un projet clairement et efficacement est presque aussi important que l’écriture elle-même : le fameux pitch. Pour s’adresser aux maisons d’édition ou agent·es littéraires, les auteur·ices doivent rédiger une note de synthèse pour convaincre, avant même que le manuscrit complet ne soit lu. Cela implique de condenser des mois, parfois des années de travail en quelques lignes, de faire ressortir le ton, l’originalité et la qualité narrative du projet. Autrement dit : apprendre à se vendre, à se marketer. Comment reconnaître ce travail comme une étape créative légitime et rémunérable, capable de valoriser l’ensemble du processus, de la conception à la publication ? Le temps consacré à monter des dossiers pour des résidences d’écriture en fait aussi partie, et il pèse lourd, même si ce travail est rarement pris en compte. Pour certains genres, comme le roman, la situation est encore plus pesante : il faut écrire l’œuvre entière pour espérer une publication. Là, le travail invisible devient le plus lourd : des mois, parfois des années, investis avant toute garantie de rémunération, simplement pour que l’éditeur·ice puisse évaluer le style, le ton et la cohérence de l’ensemble. Qui peut se le permettre ? Quelles voix parviennent à être entendues, et quelles voix restent écartées par ce filtrage implicite ?

Angela Davis et Toni Morrison par Jill Krementz (1974)

Écrire et éditer depuis le centre


Certaines personnes conviées aux projets de grosses maisons sont convaincu·es que publier dans des maisons appartenant à Hachette ou Editis, c’est lutter au centre et infiltrer le système de l’ennemi. Je n’y crois personnellement pas mais j’admets que ce sujet, par sa dimension tellement tentaculaire, ne permet d’en comprendre tous les ressorts et enjeux depuis nos positions situées. Nombreux·ses auteur·ices de renom ont alors accepté et acceptent encore de diriger des collections ou de prendre des postes avec l’intention de rendre visibles des personnes ou idées minorisées. L’une des plus emblématiques fut, dans les années 1970-80, l’écrivaine Toni Morrison, qui dirigeait la collection Vintage Black Classics au sein de Random House à New York, permettant la publication et la mise en avant d’auteur·ices afro-américain·es longtemps marginalisé·es. La position des éditeur·ices féministes dans ces groupes est délicate : salariées mais elles aussi travailleur·ses, avec leurs propres contraintes, et qui ne trouveraient certainement pas de postes équivalents dans des maisons indépendantes, où les équipes et les budgets sont trop réduits pour les accueillir. D’autres restent, parfois parce que des liens se sont créés entre éditeur·ices engagées, salarié·es et auteur·ices, c’est le cas, par exemple, de Virginie Despentes et de son éditrice chez Grasset, ou de Toni Morrison et Angela Davis. “La bonne éditrice, la mauvaise maison”. Certain·es, encore, arguent que si les auteur·ices féministes n’investissent pas ces espaces proposés dans les grands groupes, d’autres, sous-entendu de droite, viendront prendront la place. Mais cette idée simplifie, je crois, un peu la réalité : est-ce que, vraiment, créer une verticale féministe empêche de faire circuler “ce que cherche” Jordan Bardella ? D’autres, enfin, ne sont pas dupes - toustes n’ont pas le choix - jusqu’à preuve du contraire. Comment ne pas voir que le modèle économique dont les auteur·ices dépendent, fondé sur des coups d’éclats momentanés - installe un lien dominant/dominé·e à tout un système avec lequel il faut apprendre à composer, quitte à tenter de pousser les murs ? 

Parlons marge de manœuvre, depuis l’intérieur. En 2020, The Guardian publie une enquête sur le combat mené par les auteur·ices africain·es francophones face à la domination des maisons d’édition françaises sur leurs droits d'auteur·ice, notamment en Afrique. L’enjeu : depuis l'époque coloniale, les auteur·ices africain·es francophones ont souvent cédé leurs droits mondiaux à des maisons d’édition françaises, une pratique qui persiste en raison de la centralisation de l'industrie du livre en France. Cette situation entraîne des livres souvent inaccessibles et coûteux pour les lecteurs africains, tout en limitant la visibilité des auteurs locaux. Parmi elleux, l’autrice ivoirienne Véronique Tadjo. Elle a demandé à conserver ses droits pour l’Afrique il y a près de vingt ans, lorsqu’elle s’est rendu compte que ses livres n’étaient accessibles qu’à une petite élite. « Au début, les auteurs africains étaient surpris de pouvoir garder leurs droits pour l’Afrique et avaient souvent peur de les demander à leurs éditeurs français, qui peuvent être très possessifs ». Sur la même question des contrats ultra-verrouillés, en 2022, Virginie Despentes s’indigne : “’J’aimerais que tous les écrivains obtiennent la ­possibilité de dénoncer leur contrat dès lors qu’il y a un changement d’actionnaire et le livre est complètement remboursé. Aujour­d’hui, on récupère nos droits soixante-dix ans après notre mort ! C’est ubuesque. On est les seuls en Europe à avoir des contrats qui nous obligent autant.” Quelles marges de manœuvre reste-t-il réellement, lorsqu’on se heurte à des dispositions contractuelles immuables d’un patrimoine éditorial colonial sacralisé ?

Dicter les règles, et l’imaginaire qui va avec

J’ai récemment rencontré Maria Kakogianni, se définissant comme travailleuse du texte, qui faisait deux remarques que je trouvais très justes sur le monde du texte et de l’édition : 1/ comme dans toute industrie capitaliste, c’est tout un imaginaire qui va avec. 2/ Les sous-textes tiennent le monde. Leur hiérarchie éclaire le monde actuel au prisme du genre, de la race et de la classe et montre comment les sous-textes, souvent écrits par des travailleuses et travailleurs minorisé·es, construisent pourtant la légitimité d’un texte tout en restant invisibilisé·es. La culture légitime.

L’imaginaire du prestige, construit et entretenu par l’industrie, fait rêver les auteur·ices : être “découvert·e” ou “révélé·e”, publier un chef-d’œuvre, décrocher un prix, passer sur les plateaux TV et dans la presse. La liste du Goncourt, sortie il y a quelques jours, en est l’illustration : quinze auteur·ices, quinze livres, dont seulement deux issus de maisons indépendantes, tous diffusés par un grand groupe. Autant dire que les chances d’un·e écrivain·e d’une petite maison indépendante de voir son livre paré d’un bandeau « Prix Goncourt », avec ce que cela implique en termes de ventes massives et de reconnaissance sociale, sont quasiment nulles. Dans une discussion avec une amie éditrice à propos d’une autrice longtemps restée fidèle aux indépendant·es, mais désormais publiée chez une maison rachetée par Editis, la remarque est tombée : « Oui, mais c’est parce qu’elle veut faire carrière. » Faire carrière, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui ? Vendre beaucoup d’exemplaires ? Être reconnu·e symboliquement ? Les deux à la fois ? Car la carrière littéraire ne se joue pas seulement sur le chiffre des ventes : elle repose aussi sur ce que le livre rend possible : être reconnu·e socialement, publier le suivant, être invité·e à des conférences rémunérées, décrocher un job, voire céder des droits audiovisuels. Le livre devient alors à la fois un capital symbolique convertible en argent et en opportunités, et un objet marchand, tandis que l’écriture elle-même reste hors du champ du travail quantifiable et rémunéré. Ce capital reste fragile, un graal soumis au rythme effréné des nouveautés et à un arsenal marketing déployé de manière très inégale selon la notoriété de l’auteur·ice. À l’exception de quelques auteur·ices aligné·es avec la vision des grands groupes, tout le monde y perd : les auteur·ices, précaires et désillusionné·es, et les éditeur·ices indépendant·es, épuisé·es de suivre un rythme qui ne leur convient pas non plus.

Travailleur·ses du texte : au-delà de l’auteur·ice

J’admets penser qu’à long terme, continuer à prendre ces espaces mortifères affaiblit lentement les structures indépendantes qui cherchent à construire autrement. Publier au centre ne garantit, pour personne, ni autonomie, ni transformation : cela participe surtout à dépendre toujours plus d’un système qui concentre visibilité, influence et ressources dans quelques mains et qui n’a pas l’intention de révolutionner la condition des écrivain·es. Quelles seront les conséquences quand les éditrices féministes recrutées au sein des grands groupes seront mises à la porte, et quand les financeurs arrêteront de miser sur des écrivaines woke à succès ? Ce jour-là, peut-être que les structures éditoriales indépendantes n’auront pas survécu à l’ultra concentration - et c’est la raison pour laquelle il y a urgence à penser à long terme, collectivement. 

En tant qu’éditrice indépendante, une pensée me traverse sans cesse : envisager les “maisons d’édition” et “auteur·ices” séparément comme si tout était aussi binaire fait partie du problème, au lieu de considérer le spectre beaucoup plus complexe et nuancé des travailleur·ses du texte. À de nombreux égards, les enjeux de survie des éditeur·ices qui tiennent ces maisons sont très similaires à ceux des auteur·ices - car, qui sont les éditeur·ices indépendant·es qui se rémunèrent, même symboliquement, ou peuvent se salarier ? Je me trouve face à ce paradoxe : vouloir pouvoir mieux rémunérer les auteur·ices pour leur travail, reconnaître pleinement le temps et l’énergie investis dans un manuscrit, et réduire la précarité qui pèse sur elleux. Pourtant, je ne me rémunère pas moi-même, car la majeure partie des revenus doit être consacrée à la production et à la distribution des livres, aux frais fixes et au manque à gagner de publier des voix qui parfois, ne vendent pas (ce qui évidemment, n’enlève rien à leur talent, bien au contraire). Cela témoigne encore, à mon sens, de l’inadéquation structurelle du modèle économique de l’édition : il ne permet ni de sécuriser pleinement la chaîne du livre, ni d’assurer un revenu décent à tou·tes les acteur·ices impliqué·es. 

La réalité de ce monde est la suivante : les personnes qui écrivent des livres sont souvent aussi éditeur·ices, traducteur·ices, graphistes et inversement. Les maisons d’éditions sont souvent structurées en associations, coopératives ou en tout cas structures qui, du fait de leur précarité ou de leur envie de produire autrement, mobilisent tout un écosystème de travailleur·ses indépendant·es, elleux aussi précaires. Reconnaître les statuts de travailleur·ses du texte, c’est rendre visible celleux qui, jusqu’à présent, restent dans l’ombre : auteur·ices de “paratextes”, correcteur·ices, éditeur·ices, traducteur·ices, maquettistes, graphistes... Leur travail est souvent gratuit ou quasi-gratuit, alors même qu’il façonne la dimension intellectuelle et artistique du livre. Si une hiérarchie implicite distingue “l’œuvre” des “à-côtés”, qu’est-ce qui sépare réellement le texte d’un “paratexte” ? L’écriture d’un texte de la traduction qui en renouvelle le sens ? L’illustration encadrée au mur de l’illustration de couverture ? La composition typographique et le design de caractères ? Que dire des corrections ortho-typographiques qui contribuent à révéler toute l'âme d'une histoire ? Entre ce qui est sacralisé comme œuvre d’art et ce qui est considéré comme secondaire, presque invisible, où est la limite ? Tout fait partie du même continuum de production. Ce n’est pas la nature du travail qui crée la frontière, mais la manière dont l’industrie la dessine et l’entretient.

Dans d’autres pays et dans d’autres secteurs, des dispositifs existent déjà et pourraient inspirer le monde de l’édition. En Belgique, par exemple, une réforme a instauré l’« attestation du travail des arts », qui permet à certain·es travailleur·ses des arts d’accéder à une protection sociale spécifique, notamment des allocations chômage non dégressives. Même s’il s’agit d’une avancée importante, ce dispositif ne crée pas pour autant un régime comparable à l’intermittence français, qui repose sur une véritable continuité de revenus. On pourrait aussi s’inspirer du modèle du cinéma : les créateur·ices sont payé·es pour leur travail de développement et de création, indépendamment du succès commercial du projet. Transposé au livre, l’auteur·ice pourrait recevoir un forfait ou un salaire pendant la période d’écriture, les droits d’auteur·ice sur les ventes resteraient liés au succès, mais non la source principale de revenu. Que pourrait-on imaginer d’autre ? Peut-être un fonds mutualisé entre travailleur·ses du texte, soutenu ponctuellement par des aides publiques. L’idée pourrait être de partager les risques et de sécuriser au moins une part des rémunérations quand les ventes ne suivent pas. L’intérêt, même partiel, serait réel : permettre aux auteur·ices de ne pas dépendre uniquement du hasard commercial, et donner aux éditeur·ices plus de liberté pour publier des textes moins “bankables”, en réduisant pour tous·tes la précarité structurelle. Bref, penser la chaîne du livre comme un collectif de travailleur·ses, plutôt qu’une juxtaposition d’individu·es isolé·es en concurrence. 

Dans cette perspective de travail du texte et en soutenant cette vision moins hiérarchisée, une piste, déjà bien concrète, pourrait exister et de nombreuses personnes et syndicats mènent déjà cette lutte : la continuité de revenus des artiste-auteur·ices, à comprendre dans son sens large des personnes qui sont sous le statut artiste-auteur : « Aucune œuvre, aucun livre, aucun film, aucun spectacle théâtral ou musical, aucune création visuelle ou plastique ne verrait le jour ni ne serait offert au partage d’un public sans le travail initial d’un·e auteur·ice. » À l’image du régime de l’intermittence, cette revendication offrirait une sécurité minimale. Si les auteur·ices disposaient d’un revenu régulier, leurs choix éditoriaux ne se porteraient-ils pas davantage vers les maisons indépendantes ? Et si ce filet de sécurité renforçait l’édition alternative sur le long terme, affaiblissant d’autant les catalogues des grands groupes ? Si davantage d’auteur·ices reconnu·es choisissaient les maisons indépendantes (protégé·es par la sécurité d’un revenu), les grands groupes perdraient une partie de leur monopole sur le prestige et les « grands noms ». Leur catalogue s’appauvrirait, renforçant leur statut de machines commerciales plutôt que d’espaces de création. L’écosystème éditorial dans son ensemble se rééquilibrerait ainsi vers davantage de pluralité. Ni les auteur·ices seul·es, ni les maisons indépendantes isolées ne peuvent transformer durablement la donne : c’est dans nos dialogues et nos solidarités que se trouve la possibilité d’un véritable contre-pouvoir.

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DÉSIRER LE MONDE AVEC MYRIAM BAHAFFOU